Orpheline, Marc Pautrel
Orpheline, octobre 2014, 96 pages, 12 €
Ecrivain(s): Marc Pautrel Edition: GallimardDans le précédent roman de Marc Pautrel, Polaire (Gallimard, collection L’Infini, 2012), il y avait un bref instant par quoi la joie s’imposait, par quoi le narrateur tutoyait, dans son corps entier, des pleurs de joie, une joie pascalienne et enfantine tout à la fois :
« Je continue de croire qu’un jour quelque chose va arriver entre elle et moi. Je sais que c’est écrit. Tous les fleuves coulent vers la mer. Simplement, je ne sais pas quand la chose se passera, peut-être dans un mois, peut-être dans dix ans. Les existences sont animées par des moteurs aux soubresauts étranges et aux développements non prédictibles. Un dimanche d’octobre, vers midi trente, elle m’appelle enfin, elle vient de monter dans le tramway à la gare, elle arrive de Dordogne, elle est descendue du train cinq minutes avant, elle voudrait qu’on se voie. Je suis en train de manger, je lui propose de la rejoindre dans l’après-midi. Elle voudrait plus tôt, elle voudrait maintenant, je lui dis : D’accord, le temps d’arriver. Elle répond : Je t’attends. Je saute de joie, au sens propre, comme chaque fois que je sais que je vais la voir de nouveau : tout seul dans mon salon je fais de petits sauts verticaux, à la façon des Massaï du Kenya, trampoline sur un sol devenu soudain élastique, le corps bien droit, comme une succession d’ascensions fulgurantes et de plus en plus élevées, je saute, je bondis, je chantonne, je ris tout seul. Je suis plus heureux que si je venais de ressusciter d’entre les morts. Mais cette fois-ci, ma joie est encore plus forte que d’habitude, je sais que l’instant que je vis est un instant sacré ».
Dans Orpheline, c’est la douleur qui est l’ocre sombre par quoi l’ensemble de la toile qu’est le roman délimite son univers, sa singularité, et acquiert si naturellement les différentes figurations qui la constituent que l’on peut dire que cette toile a choisi son sujet. Pautrel compose dans Orpheline le portrait d’une femme, avec la même précision mêlée à l’imprécision choisie et advenue, la même finesse, la même rigueur, le même soin absolu que ceux qu’a travaillés Gerhard Richter avec sa fille Betty, et qui donneront les trois magnifiques toiles présentes ici, ici et ici.
Bouleversant et bouleversé portrait qu’est Orpheline, à tel point qu’achevant cette phrase, il n’est plus guère possible de la conserver. Ce portrait, il se compose de lui-même, phrase après phrase, – c’est en tout cas ce qu’il semble, et c’est là la grande adresse de l’écrivain. L’art de la composition est ici l’art de l’effacement volontaire, dans l’œuvre individuelle éclose d’une ipséité, savoir-faire qu’a brandi à son acmé Bach, compositeur n’ayant eu de cesse de se retirer de ses compositions pour que puissent jaillir les harmoniques du divin, et se répandre, pluie nourricière, sur la terre ; savoir s’effacer pour, au plus près de la tradition du monologue intérieur (mais sans jamais se fondre en elle), de cette tradition littéraire telle qu’elle fut bellement hasardée par Jean Dujardin avec Les Lauriers sont coupés en 1887 et telle qu’elle fut absolument réinventée, de la plus troublante façon qui soit, par Joyce dans Ulysse, savoir s’effacer pour faire advenir, sur le papier, une femme. Réellement advenir. Une femme hautement singulière. La faire advenir toute. Hautement singulière parce qu’elle-même, amplement. Simplement. Pleinement elle-même, jusque dans l’ombre en quoi la jettent les non-dits. La tristesse.
Cette femme parle, à chaque instant parle. Or, une voix, c’est quoi ? Une voix, c’est un timbre, un souffle qui s’immisce entre les mots et qui leur donne assise, un rythme. D’abord et avant tout, un rythme. Afin que cette voix féminine soit à ce point perceptible qu’elle puisse se mouvoir en notre corps, en notre écoute devenue notre corps, en notre regard devenu notre respiration, en notre respiration devenue notre attente, Pautrel désorganise la phrase, au moyen d’une utilisation décalée de la ponctuation, subtile et parfaitement aboutie en ce roman (que de chemin parcouru depuis Le Métier de dormir, son premier ouvrage !). Il allie rythme ternaire et rythme binaire, joue du contre-pied, de la longueur dans la brièveté, plaçant des virgules là où pourraient être requis des points ou des points-virgules. Ou au contraire place le bref, – une courte phrase, ici ou là –, quand on serait en droit de s’attendre à un déploiement.
Et si cette femme parle, grâce à Pautrel s’effaçant et grâce à la savante et inattendue musicale diction de son langage, elle est également parlée, dans le moment même où elle parle, elle est parlée à mesure qu’elle parle, elle est débordée par ses émotions. Elle est parlée par ce qui la traverse, et l’emporte, et la fait crue, et assèchement, et crue de nouveau, et perte, et hâte, et appel, appel incessant vers autrui.
Elle est, à elle seule, une somme d’émotions, une polyphonie ; parce que la vérité de son être est d’êtremultiple.
Elle est agile, compréhensive, ambitieuse, amusante, aimable, indifférente, aventureuse, belle, très belle, idéaliste, enfantine, courageuse, embarrassée, amoureuse des oiseaux, décidée, maladroite, agréable, affectueuse, extravertie, timide, honnête, fière, calme, accueillante, forte, astucieuse, sensible, charmante, discrète, imposante, généreuse, câline, disciplinée, rêveuse, franche, compréhensive, indépendante, curieuse, active, solitaire, sociable, drôle, dynamique, sportive, élégante, enthousiaste, étrange, créative, exigeante, indépendante, intelligente, très intelligente…
L’océan. Quelle métaphore pourrait plus justement rendre compte de cette polyphonie ? Aussi est-ce très naturellement qu’elle se dirige vers cet infini :
« Elle suit le sentier qui sort de la forêt et mène à la plage en décrivant de longues courbes entre les petits roseaux, puis elle gravit une pente très raide derrière laquelle d’abord elle ne distingue rien d’autre que le vide et le bleu du ciel. Enfin elle atteint le sommet de la dune et là elle voit l’océan devant elle, à sa hauteur, avec la plage infinie en contrebas d’une pente douce, et cet océan est comme son seul amour, l’immensité dans laquelle elle rêverait de se perdre, de s’endormir éternellement, nager sans fin sous le soleil pour rêver éternellement dans les eaux ».
Comme l’océan est un cœur ouvert, battant d’une ardeur jamais feinte, un cœur qui peut nous contenir, tous nous contenir, un cœur dangereux au sein duquel il n’est jamais possible de trouver la paix, si ce n’est en s’oubliant, si ce n’est en échangeant notre individualité contre notre mouvement, contre l’imparfaite précision ou l’imprécision ailée de notre mouvement, comme l’océan est précisément et précieusement ce cœur, elle est une femme à cœur ouvert :
« Elle veut cacher ses larmes mais elle n’y parvient pas. Quand il lui dit qu’il n’aura pas le temps, que son travail l’absorbe trop et qu’il faudra remettre, qu’il ne pourra pas l’inviter à dîner, ce rendez-vous qu’ils s’étaient promis en riant, quand elle réalise […] qu’il ne s’intéresse pas à elle, elle sent que les larmes apparaissent, c’est impossible de les retenir, rien à faire. […] Elle parle en même temps que les larmes lui viennent, elle dit : C’était trop beau. En face, l’homme continue sa phrase mais il l’entend qui dit ces mots, qui se parle à elle-même tout haut, et c’est une chose incroyable, inouïe, la première fois qu’il assiste à ça, soudain une femme à cœur ouvert, qui pense à voix haute et parle à la première personne […]. La vie est toujours décevante, se dit-elle, elle a été idiote de rêver. Elle pense : J’ai été une idiote. Elle hoche la tête, elle pense encore tout haut, elle prononce une quantité de phrases indéfinie, peut-être dix ou vingt, peut-être seulement deux : C’était trop beau. Et aussi : J’ai été une idiote. Alors, l’homme pose sa main sur la sienne, par-dessus la table froide du café, il lui donne une date, une heure et un nom de restaurant, tout près, dans le quartier. Il lui dit oui ».
Matthieu Gosztola
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