Mauvais cotons ou comment ne pas filer droit est un recueil de nouvelles collectif de 168 pages, publié chez L’Harmattan en février 2023, réunissant neuf auteurs autour de vingt nouvelles, et dont la couverture est illustrée par l’une d’entre eux, Corine Sylvia Congiu. Tous les auteurs font partie du collectif « Nouvelle Donne », dont l’objectif est de promouvoir et de diffuser la nouvelle francophone, d’abord par le biais d’une revue papier jusqu’en 2004, et aujourd’hui via le site nouvelle-donne.net. Les auteurs sont aussi pour la plupart des nouvellistes confirmés, comme en témoignent leurs publications respectives.
Ce groupe d’auteurs n’en est pas à son coup d’essai en termes de recueils collectifs, puisqu’il avait déjà publié en 2020 Le chien attaché au poteau, aux éditions La chambre des échos. En se lançant dans une seconde aventure collective, le groupe de nouvellistes approfondit des pistes déjà présentes dans le premier recueil, en particulier la dénonciation des multiples conformismes de notre monde contemporain. Entre la parution des deux ouvrages, l’une des membres du collectif, Nathalie Barrié, a disparu : ce second ouvrage lui est dédié.
Là où les recueils collectifs thématiques proposent généralement une seule nouvelle par auteur, celui-ci a pour originalité de proposer deux à trois nouvelles pour chaque contributeur, ce qui a le double intérêt de brosser un portrait de groupe de ce collectif d’auteurs, et dans le même temps de donner accès à l’univers et à l’écriture propres à chacun d’entre eux.
Les récits ont été réunis en fonction d’une forte cohérence thématique. Ces vingt nouvelles explorent différentes facettes de la transgression, qu’elle soit vénielle ou plus nettement destructrice. Au fil de ces pages, qui campent des univers contemporains majoritairement réalistes, le lecteur devient le spectateur de fantasmes inavouables, d’abus divers, de petites fraudes ou tromperies, d’absurdités administratives, de vengeances loufoques, d’envie de mort... La morale normée pourrait considérer que chacun des personnages mis en scène dans ces nouvelles « file un mauvais coton », comme le suggère malicieusement le titre du recueil.
De fait, diverses nouvelles campent des personnages explicitement marginaux : tueur en série (« Demander Bob » de Nathalie Barrié), hackers sans scrupules (« Ransomware » de Dominique Perrut), prisonnier (ou fou, tout simplement ? dans « L’épreuve » d’Anne-Elisabeth Desicy Friedland).
La veine la plus exploitée est cependant celle de personnages aux modes de pensée divergents, voire aux marges de la folie. La nouvelle-coup de poing de Léo Lamarche « Demain, j’arrête de mourir » nous fait pénétrer dans l’inquiétante étrangeté du discours intérieur d’une jeune femme aux prises avec des troubles du comportement alimentaire. Le style percutant de Sophie Germain dans « Toi, Jane » rend poignante la lutte d’une jeune femme contre son alcoolisme. Dans « Quand la raison s’en va, j’en trouve une autre », Corine Sylvia Congiu met en scène la fascination trouble d’un psychiatre pour sa jeune patiente suicidaire : qui du soignant ou de la patiente file ici un mauvais coton ? Les lettres douloureuses d’une jeune fille née sous X adressée à une mère fantasmé, dans « Bonne fête, Maman ! » de Brigitte Niquet, donnent à sentir le vécu traumatique de rejet et la rébellion de la narratrice face à une existence où il lui est difficile de trouver sa place.
D’autres personnages, en apparence plus socialement intégrés, décident sciemment, à un moment ou à un autre de leur parcours, de s’éloigner du droit chemin : homme âgé fuguant de sa maison de retraite (« L’heure de la fugue » de Thomas Friedland), femmes assumant enfin leurs désirs (« Le sens du poil » d’Anne-Elisabeth Desicy Friedland, « Jardin défendu » de Sophie Germain), personnage cédant à une pulsion de vengeance mesquine au nom d’un rétablissement de la justice sociale (« Le diner » de Nathalie Barrié)… « Ne pas filer droit » relève alors d’un choix délibéré : remettant en question les normes sociales, ces « héros malgré eux » s’engagent dans un acte libérateur, qui fait le cœur de chacune de ces nouvelles.
Ainsi, l’ouvrage brosse en creux un éloge de l’anticonformisme, par l’exploration de divers chemins de traverse, le plus souvent avec une salutaire absence de jugement moral.
Par-delà cette thématique commune, l’un des attraits de l’ouvrage réside dans la diversité des univers mis en scène et des voix d’auteurs qu’il donne à entendre.
La question de la transgression est de fait traitée sur des tons très variés. Tantôt comique et même loufoque (Nathalie Barrié, « Un diner »), voire tragicomique (Dominique Perrut, « Interdit de chéquier à la Banque de France », qui dénonce les absurdités d’un système bancaire broyant l’individu). Tantôt cruel et douloureux (Léo Lamarche, « Demain, j’arrête de mourir », Dominique Perrut, « Ransomware »). Dans ce registre, Léo Lamarche offre au lecteur une jolie incursion dans la littérature d’anticipation, avec son cruel « Sanguines », dont l’intrigue se situe dans un monde dévasté dont les hommes ont été éradiqués, et où les femmes se battent pour être la dernière à procréer : une nouvelle angoissante et d’une belle qualité d’écriture.
A d’autres instants, le recueil ouvre au lecteur quelques espaces de respiration, dans des nouvelles à la tonalité plus lumineuse. « Le diable et l’ange » de Jean-Michel Calvez constitue un touchant récit où la parole se libère et rapproche les générations. La nouvelle « Bonne fête, Maman ! » de Brigitte Niquet, assez sombre au départ, trace le parcours heurté qui mène la narratrice de la souffrance à un événement de vie qui lui permet d’enfin trouver sa place dans le monde. Tonalité poétique même, avec la jolie nouvelle « Jardin défendu » de Sophie Germain, tout en sensualité et délicatesse.
Ce recueil collectif présente enfin l’intérêt d’offrir quelques aperçus sur diverses modalités de construction de la nouvelle en littérature contemporaine.
Si la traditionnelle nouvelle à chute, centrée sur un événement unique et entièrement orientée vers une fin surprenante, reste bien représentée (entre autres par « Un diner » de Nathalie Barrié), on relève des tentatives intéressantes pour créer des dispositifs narratifs originaux, en particulier avec des textes à double entente (notamment « Poussières de star » de Jean-Michel Calvez et « L’heure de la fugue » de Thomas Friedland). Ces nouvelles en forme de jeux de construction obligent le lecteur à revenir sur sa première lecture et à lui superposer une seconde interprétation : la réussite de ces mécaniques bien huilées procure au lecteur un agréable plaisir de l’esprit.
On saluera également l’ouverture du collectif à des nouvelles qui s’éloignent du modèle canonique de la « nouvelle-histoire » (selon la terminologie proposée en 1974 par le critique littéraire René Godenne dans son ouvrage La nouvelle française), construite autour d’un événement fondateur, des péripéties qu’il entraine et orientée vers l’effet de surprise finale. Certaines des nouvelles réunies dans ce recueil représentent plus volontiers des tranches de vie évoquées sur le temps long et sur le mode du retour réflexif (par exemple « Soudain, l’été dernier » de Brigitte Niquet), ou tentent de saisir des instants de vie fugaces, loin de tous rebondissements spectaculaires. Dans cette dernière configuration, décrite par René Godenne sous le terme de « nouvelle-instant » (par opposition à la « nouvelle-histoire »), ou plus largement comme des « nouvelles d’atmosphère », la narrativité passe au second plan, et la nouvelle a pour point d’orgue l’exploration d’un moment d’une qualité particulière auquel elle tente de donner une résonnance émotionnelle forte. Dans ce recueil, « Jardin défendu » de Sophie Germain présente des affinités d’écriture avec cette autre voie possible pour la nouvelle contemporaine.
Ainsi, ce recueil collectif a le mérite de proposer un panorama varié de la nouvelle telle que l’on peut la pratiquer aujourd’hui, et concourt à mettre en valeur la diversité et le dynamisme de ce genre littéraire, encore trop souvent enfermé par la pensée commune dans le carcan de modèles hérités des nouvellistes classiques des 19e et 20e siècles, alors qu’il se prête bien volontiers à des explorations diverses et novatrices.
Olivia Guérin
Aix Marseille Univ, CNRS, LPL, Aix-en-Provence, France
Olivia Guérin est maître de conférences en linguistique française et agrégée de lettres. Elle enseigne entre autres la création littéraire. Outre ses travaux de recherche sur la langue française et sur la poésie contemporaine, elle publie des articles sur la nouvelle, et a contribué à des revues consacrées à ce genre (Rue Saint-Ambroise, La revue de la nouvelle ; Nouvelle donne).
Nouvelle Donne, Mauvais cotons ou comment ne pas filer droit, Collectif (par Olivia Guérin)
Ecrit par Olivia Guérin 08.09.25 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Nouvelles, L'Harmattan
Nouvelle Donne, Mauvais cotons ou comment ne pas filer droit, 168 pages, L’Harmattan, 2023, 17,50 euros
Edition: L'HarmattanMauvais cotons ou comment ne pas filer droit est un recueil de nouvelles collectif de 168 pages, publié chez L’Harmattan en février 2023, réunissant neuf auteurs autour de vingt nouvelles, et dont la couverture est illustrée par l’une d’entre eux, Corine Sylvia Congiu. Tous les auteurs font partie du collectif « Nouvelle Donne », dont l’objectif est de promouvoir et de diffuser la nouvelle francophone, d’abord par le biais d’une revue papier jusqu’en 2004, et aujourd’hui via le site nouvelle-donne.net. Les auteurs sont aussi pour la plupart des nouvellistes confirmés, comme en témoignent leurs publications respectives.
Ce groupe d’auteurs n’en est pas à son coup d’essai en termes de recueils collectifs, puisqu’il avait déjà publié en 2020 Le chien attaché au poteau, aux éditions La chambre des échos. En se lançant dans une seconde aventure collective, le groupe de nouvellistes approfondit des pistes déjà présentes dans le premier recueil, en particulier la dénonciation des multiples conformismes de notre monde contemporain. Entre la parution des deux ouvrages, l’une des membres du collectif, Nathalie Barrié, a disparu : ce second ouvrage lui est dédié.
Là où les recueils collectifs thématiques proposent généralement une seule nouvelle par auteur, celui-ci a pour originalité de proposer deux à trois nouvelles pour chaque contributeur, ce qui a le double intérêt de brosser un portrait de groupe de ce collectif d’auteurs, et dans le même temps de donner accès à l’univers et à l’écriture propres à chacun d’entre eux.
Les récits ont été réunis en fonction d’une forte cohérence thématique. Ces vingt nouvelles explorent différentes facettes de la transgression, qu’elle soit vénielle ou plus nettement destructrice. Au fil de ces pages, qui campent des univers contemporains majoritairement réalistes, le lecteur devient le spectateur de fantasmes inavouables, d’abus divers, de petites fraudes ou tromperies, d’absurdités administratives, de vengeances loufoques, d’envie de mort... La morale normée pourrait considérer que chacun des personnages mis en scène dans ces nouvelles « file un mauvais coton », comme le suggère malicieusement le titre du recueil.
De fait, diverses nouvelles campent des personnages explicitement marginaux : tueur en série (« Demander Bob » de Nathalie Barrié), hackers sans scrupules (« Ransomware » de Dominique Perrut), prisonnier (ou fou, tout simplement ? dans « L’épreuve » d’Anne-Elisabeth Desicy Friedland).
La veine la plus exploitée est cependant celle de personnages aux modes de pensée divergents, voire aux marges de la folie. La nouvelle-coup de poing de Léo Lamarche « Demain, j’arrête de mourir » nous fait pénétrer dans l’inquiétante étrangeté du discours intérieur d’une jeune femme aux prises avec des troubles du comportement alimentaire. Le style percutant de Sophie Germain dans « Toi, Jane » rend poignante la lutte d’une jeune femme contre son alcoolisme. Dans « Quand la raison s’en va, j’en trouve une autre », Corine Sylvia Congiu met en scène la fascination trouble d’un psychiatre pour sa jeune patiente suicidaire : qui du soignant ou de la patiente file ici un mauvais coton ? Les lettres douloureuses d’une jeune fille née sous X adressée à une mère fantasmé, dans « Bonne fête, Maman ! » de Brigitte Niquet, donnent à sentir le vécu traumatique de rejet et la rébellion de la narratrice face à une existence où il lui est difficile de trouver sa place.
D’autres personnages, en apparence plus socialement intégrés, décident sciemment, à un moment ou à un autre de leur parcours, de s’éloigner du droit chemin : homme âgé fuguant de sa maison de retraite (« L’heure de la fugue » de Thomas Friedland), femmes assumant enfin leurs désirs (« Le sens du poil » d’Anne-Elisabeth Desicy Friedland, « Jardin défendu » de Sophie Germain), personnage cédant à une pulsion de vengeance mesquine au nom d’un rétablissement de la justice sociale (« Le diner » de Nathalie Barrié)… « Ne pas filer droit » relève alors d’un choix délibéré : remettant en question les normes sociales, ces « héros malgré eux » s’engagent dans un acte libérateur, qui fait le cœur de chacune de ces nouvelles.
Ainsi, l’ouvrage brosse en creux un éloge de l’anticonformisme, par l’exploration de divers chemins de traverse, le plus souvent avec une salutaire absence de jugement moral.
Par-delà cette thématique commune, l’un des attraits de l’ouvrage réside dans la diversité des univers mis en scène et des voix d’auteurs qu’il donne à entendre.
La question de la transgression est de fait traitée sur des tons très variés. Tantôt comique et même loufoque (Nathalie Barrié, « Un diner »), voire tragicomique (Dominique Perrut, « Interdit de chéquier à la Banque de France », qui dénonce les absurdités d’un système bancaire broyant l’individu). Tantôt cruel et douloureux (Léo Lamarche, « Demain, j’arrête de mourir », Dominique Perrut, « Ransomware »). Dans ce registre, Léo Lamarche offre au lecteur une jolie incursion dans la littérature d’anticipation, avec son cruel « Sanguines », dont l’intrigue se situe dans un monde dévasté dont les hommes ont été éradiqués, et où les femmes se battent pour être la dernière à procréer : une nouvelle angoissante et d’une belle qualité d’écriture.
A d’autres instants, le recueil ouvre au lecteur quelques espaces de respiration, dans des nouvelles à la tonalité plus lumineuse. « Le diable et l’ange » de Jean-Michel Calvez constitue un touchant récit où la parole se libère et rapproche les générations. La nouvelle « Bonne fête, Maman ! » de Brigitte Niquet, assez sombre au départ, trace le parcours heurté qui mène la narratrice de la souffrance à un événement de vie qui lui permet d’enfin trouver sa place dans le monde. Tonalité poétique même, avec la jolie nouvelle « Jardin défendu » de Sophie Germain, tout en sensualité et délicatesse.
Ce recueil collectif présente enfin l’intérêt d’offrir quelques aperçus sur diverses modalités de construction de la nouvelle en littérature contemporaine.
Si la traditionnelle nouvelle à chute, centrée sur un événement unique et entièrement orientée vers une fin surprenante, reste bien représentée (entre autres par « Un diner » de Nathalie Barrié), on relève des tentatives intéressantes pour créer des dispositifs narratifs originaux, en particulier avec des textes à double entente (notamment « Poussières de star » de Jean-Michel Calvez et « L’heure de la fugue » de Thomas Friedland). Ces nouvelles en forme de jeux de construction obligent le lecteur à revenir sur sa première lecture et à lui superposer une seconde interprétation : la réussite de ces mécaniques bien huilées procure au lecteur un agréable plaisir de l’esprit.
On saluera également l’ouverture du collectif à des nouvelles qui s’éloignent du modèle canonique de la « nouvelle-histoire » (selon la terminologie proposée en 1974 par le critique littéraire René Godenne dans son ouvrage La nouvelle française), construite autour d’un événement fondateur, des péripéties qu’il entraine et orientée vers l’effet de surprise finale. Certaines des nouvelles réunies dans ce recueil représentent plus volontiers des tranches de vie évoquées sur le temps long et sur le mode du retour réflexif (par exemple « Soudain, l’été dernier » de Brigitte Niquet), ou tentent de saisir des instants de vie fugaces, loin de tous rebondissements spectaculaires. Dans cette dernière configuration, décrite par René Godenne sous le terme de « nouvelle-instant » (par opposition à la « nouvelle-histoire »), ou plus largement comme des « nouvelles d’atmosphère », la narrativité passe au second plan, et la nouvelle a pour point d’orgue l’exploration d’un moment d’une qualité particulière auquel elle tente de donner une résonnance émotionnelle forte. Dans ce recueil, « Jardin défendu » de Sophie Germain présente des affinités d’écriture avec cette autre voie possible pour la nouvelle contemporaine.
Ainsi, ce recueil collectif a le mérite de proposer un panorama varié de la nouvelle telle que l’on peut la pratiquer aujourd’hui, et concourt à mettre en valeur la diversité et le dynamisme de ce genre littéraire, encore trop souvent enfermé par la pensée commune dans le carcan de modèles hérités des nouvellistes classiques des 19e et 20e siècles, alors qu’il se prête bien volontiers à des explorations diverses et novatrices.
Olivia Guérin
Aix Marseille Univ, CNRS, LPL, Aix-en-Provence, France
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A propos du rédacteur
Olivia Guérin
Olivia Guérin est maître de conférences en linguistique française et agrégée de lettres. Elle enseigne entre autres la création littéraire. Outre ses travaux de recherche sur la langue française et sur la poésie contemporaine, elle publie des articles sur la nouvelle, et a contribué à des revues consacrées à ce genre (Rue Saint-Ambroise, La revue de la nouvelle ; Nouvelle donne).