Nageur de rivière, Jim Harrison
Nageur de rivière, traduit de l’américain par Brice Matthieussent, mars 2014, 257 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Jim Harrison Edition: Flammarion
Le sacre de la nature
Le nouveau récit du maestro est composé de deux textes, Au pays du sans-pareil et Nageur de rivière. Ce dernier donnera le titre à l’ouvrage. Dans les deux récits, Jim Harrison met en scène deux hommes à des âges différents de la vie. Clive, qui a la soixantaine, est décrit comme un critique, expert en peinture, conférencier et professeur. Clive a arrêté de peindre et l’auteur le considère comme un artiste raté en proie aux malheurs et à l’incompréhension de son temps :
« A soixante ans, il vivait en célibataire depuis vingt ans, mais son divorce était toujours la rupture la plus douloureuse de son existence. Il avait ensuite perdu le feu sacré, du moins le crut-il alors, et il renonça à peindre pour devenir professeur d’histoire de l’art, courtier, expert, homme à tout faire du monde de la culture. En fait, il avait laissé le temps brouiller les cartes… »
Revenu dans la maison de son enfance, dans le nord du Michigan où il doit s’occuper de sa mère pour un temps, il renoue avec le passé. Il se rappelle de son amour de jeunesse, Laurette. Il se remémore ses premières toiles. Il se questionne et réfléchit sur la relation conflictuelle avec sa fille. Le retour à la terre natale est une opportunité à l’introspection. La vie lui offre une seconde chance pour accomplir ce qu’il n’a pu faire dans sa jeunesse. Ainsi, décide-t-il de peindre Laurette, nue, ultime tentative pour annihiler sa culpabilité en libérant sa pulsion sexuelle et aussi pour renouer avec l’art.
Si Clive est tourmenté et empêtré dans ses contradictions, Thad quant à lui a un destin quelque peu tragique. Dans ce deuxième et dernier récit, le personnage principal est un jeune homme épris de la nature et de l’eau. En effet, élevé par une Indienne, Dent, Thad a une relation très privilégiée avec la nature et surtout avec les cours d’eau. Il passe son temps dans l’eau. Il aime nager et considère son destin comme inextricablement lié aux créatures de l’eau qu’il appelle « les bébés aquatiques » car « Dent affirme qu’ils se développent à partir de l’âme des nourrissons défunts ». Cependant, après une bagarre avec le père de sa petite amie, Laurie, il s’enfuit à Chicago à la nage. Ses périples le poussent dans les bras d’Emily avec qui il va vivre une relation intense. Cette rencontre va le faire grandir et l’obliger à se poser des questions essentielles dans la construction de sa personnalité et de sa destinée.
Nageur de rivière met côte à côte deux destinées qui se font écho. Thad peut être considéré comme le portrait de Clive, jeune. Clive est alors une figure possible de ce que Thad deviendrait au soir de sa vie. Jim Harrison, dans un style poétique et énergique, met en exergue les angoisses psychologiques et métaphysiques de ses héros. Clive tout comme Thad sont des êtres de la nature. Ils obéissent aux pulsions et à la force vitale qui fait monter la sève de la racine à la cime des arbres. Ils sont inaptes à la vie. Clive crée un rempart avec le monde extérieur. Thad est tour à tour mélancolique, rêveur et suicidaire. A eux deux, ils représentent « une force qui va », une boule d’énergie non assujettie aux impératifs du présent. Ainsi, Thad se sent mieux dans l’eau, dans les rivières, que sur terre avec Emily. Incapable de comprendre les exigences de sa compagne, Thad se tourne vers la rivière, son élément. Il est l’homme têtard, l’homme qui se sent roi dans le royaume des bébés aquatiques. Clive, quant à lui, s’épanouit au contact de la force brute de la nature.
L’œuvre de Jim Harrison est teintée d’animisme. Thad et Clive évoluent avec les ours et les oiseaux sauvages qui vont et viennent au mépris des lois humaines. Imprégnés de leurs odeurs et de leurs libertés sauvages, ils deviennent à leur tour insaisissables, inadaptés pour autrui mais tellement libres.
Nageur de rivière est à la littérature ce que Le sacre du printemps est à la musique. Le lecteur ressent l’énergie vitale, la force brute et innée qui font la force de ces pages. C’est une pause vers des contrées inquiétantes où l’homme moderne s’interdit de s’y promener car cette vie à l’état brut risque d’écorcher son vernis culturel et civilisationnel.
Victoire Nguyen
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