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Les Yeux dans les yeux, Le Pouvoir de la conversation à l’heure du numérique, Sherry Turkle (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland 20.04.20 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Critiques, Essais

Les Yeux dans les yeux, Le Pouvoir de la conversation à l’heure du numérique, Sherry Turkle, janvier 2020, trad. anglais, Elsa Petit, 553 pages, 28 €

Edition: Actes Sud

Les Yeux dans les yeux, Le Pouvoir de la conversation à l’heure du numérique, Sherry Turkle (par Ivanne Rialland)

 

Sherry Turkle, professeure au MIT, étudie depuis des dizaines d’années nos interactions avec les objets technologiques, concentrant son attention sur la manière dont ils affectent notre identité et nos relations sociales. Comme de nombreux autres penseurs des nouvelles technologies, son regard d’abord positif sur les possibilités d’expression offertes en ligne – à travers par exemple les avatars créés par les joueurs de jeux vidéo – est devenu beaucoup plus négatif à mesure que ces technologies s’imposaient dans notre quotidien, à la faveur du développement des smartphones, des progrès de l’intelligence artificielle, de la multiplication des objets connectés.

Le livre traduit par Actes Sud date de 2015 : c’est beaucoup pour un domaine en forte évolution. Les pages que Sherry Turkle consacre à l’impact des algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux peuvent paraître ainsi un peu rapides, pour qui aura été attentif à la question durant ces cinq dernières années – les médias s’étant par exemple fait largement l’écho du livre du sociologue Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes (Seuil, 2015).

Mais les « bulles de filtrage » (filter bubbles) dénoncées par Eli Pariser ne sont pas l’objet principal du livre : c’est sur le smartphone que Sherry Turkle concentre son analyse, sur l’objet lui-même – son omniprésence, l’attachement que nous développons à son endroit – plus encore que les applications auxquelles il nous donne accès. La particularité du smartphone – comparé à l’ordinateur – est en effet son extrême portabilité : allumé généralement jour et nuit, toujours à portée de main, il sonne, vibre, bipe, faisant de nous des êtres mobilisés en permanence, toujours arrachés à l’ici et maintenant : distraits dans nos tâches, interrompus dans nos conversations ou nos réflexions.

Les mails, chats, SMS préexistent au smartphone : mais, par les possibilités innombrables qu’il nous offre en permanence – de distraction, d’informations, de relations amicales, amoureuses – il nous rend intolérants à l’ennui, incapables de nous concentrer, anxieux de rater quelque chose, quelque part. De ce fait, il nous détourne des êtres qui nous entourent, et affecte notre capacité à converser, qui est pour Sherry Turkle une compétence essentielle de notre humanité. Elle cite ainsi à plusieurs reprises deux études frappantes : Andrew Przybylski et Netta Weinstein ont montré en 2012 que la présence d’un téléphone, même éteint, dans notre champ de vision affecte négativement notre capacité à nous relier les uns aux autres dans une conversation, ce que la chercheuse du MIT relie à une étude menée par Sara H. Konrath en 2012 mettant en évidence une forte diminution de l’empathie chez les étudiants américains – moins 40% depuis vingt ans.

Structurant son ouvrage à partir d’une phrase de Henry David Thoreau – « Dans ma maison, j’avais trois chaises : une pour la solitude, deux pour l’amitié, trois pour le monde » –, Sherry Turkle analyse donc, à partir d’études universitaires et de centaines d’entretiens qu’elle a menés entre 2008 et 2015, l’impact de ces téléphones intelligents sur notre capacité à explorer notre identité, sur nos relations familiales et amoureuses, sur le milieu scolaire et les relations dans l’entreprise, avant de s’intéresser pour finir à la sphère politique et à notre rapport avec les intelligences artificielles – ces derniers points étant moins développés, le lecteur curieux pourra se reporter aux travaux de Evgeny Morozov sur le solutionnisme technique ou à l’essai de Nicolas Santolaria sur les assistants personnels vocaux type Siri (« Dis, Siri ». Enquête sur le génie à l’intérieur du smartphone, Anamosa, 2016).

Sherry Turkle n’est pas technophobe, et elle ne nie pas les bénéfices des nouvelles technologies dans le domaine des communications interpersonnelles. Mais elle souligne nos faiblesses face à des dispositifs conçus pour capter notre attention, et met en lumière les conséquences négatives des comportements nouveaux qu’ils induisent, que ce soit dans notre travail, avec nos amis ou notre famille, sans oublier de dénoncer les dérives possibles de l’utilisation du numérique dans l’éducation. Pour ne relever que quelques éléments frappants, elle souligne l’évitement du conflit que peuvent susciter les outils numériques, l’illusion d’efficacité que procure le mode « multi-tâche », alors que différentes études montrent au contraire qu’il est toujours nuisible à notre performance, l’angoisse de solitude que la connexion permanente entretient chez les adolescents, notamment, en leur donnant l’impression d’y porter remède.

L’approche de Sherry Turkle est toujours très concrète, rendant le livre d’un abord facile malgré son épaisseur – on pourra toujours, d’ailleurs, si l’on manque de temps ou pour se mettre en appétit, regarder la TED conférence qu’elle a donnée en 2012, où elle aborde déjà ces liens entre conversation et outils numériques.

 

Ivanne Rialland

 

Sherry Turkle (née en 1948) est professeure de sociologie des sciences et technologie au MIT. Elle étudie l’impact des nouvelles technologies sur notre identité et nos relations sociales. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment : Seuls ensemble (L’échappée, 2015) et Les Yeux dans les yeux (Actes sud, 2020).

 

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A propos du rédacteur

Ivanne Rialland

 

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)