Les rêves naissent des ailes des pigeons rôtis, par Nadia Agsous
C’est grâce à Oustaz (1) M’Hammed El Festi (2) Effendi (3), un charlatan qui appâtait les femmes en leur promettant des remèdes miraculeux ; en leur vendant amour, réussite, succès, guérison et bien-être, que nous nous retrouvâmes, ma mère et moi, en plein été, en Egypte, dans la ville du Caire. Cette année-là, le mois d’août était particulièrement torride. La température atteignait, parfois, jusqu’à cinquante degrés. Malgré la canicule et la chaleur suffocante, tous les jours, à l’aube, la foule pullulante se jetait aveuglément dans la gueule de la vie vociférante. Lorsque le soleil parvenait à son point culminant, la belle et envoûtante Oum El Dounia (4) devenait alors un enfer sur terre.
Tumulte ! Tempêtes de sable brûlant ! Clameur ! Rumeurs ! Klaxons ! Harara (5) ! Zahma (6) ! Fawda (7) !
Nous étions au cœur de la fournaise humaine. La révolution était loin derrière nous. La misère poussait partout ; le désespoir proliférait ; la désillusion était sur toutes les langues. La ville et ses bas-fonds pouilleux, crasseux, miteux, miséreux, diffusaient une odeur âcre. C’était le temps de la remise de soi à une fatalité qui collait aux basques de ce peuple comme une sangsue. L’espoir d’une vie meilleure avait été définitivement enterré.
A proximité de la gare Bab Al Hadid (8), face à la statue de Ramsès, le colosse pharaonique, un enfant assis à même le sol parle à son père, mendiant de son état. Sa voix est faible. Sa voix est lasse.
– Abouya (9), que mangerons-nous ce soir ?
Les mouches suspendent leur envol. Le silence ne respire plus. La tristesse lancinante broie le cœur de la ville qui se recroqueville sur les souvenirs de ses jours heureux. Indigné, l’enfant récidive. Il questionne son père encore ; naïvement :
– Dis-moi, Ô père, quand ferons-nous notre révolution ? Quand permettrons-nous à nos ventres vides de clamer haut et fort leur faim et leur soif ? Quand dirons-nous kefaya ! Kefaya ! Kefaya ! (10). Quand serons-nous des êtres humains ?
Le père se transforme en statue de silence. Il est sourd aux propos de son fils. Ce dernier décide de s’en prendre à l’indifférence de son géniteur. Son regard est noir de rancœur. Sa parole bout de colère.
– Ya bââ (11), dis-moi, toi qui m’a conçu et m’a jeté dans ce bas monde cruel, sans foi ni loi, quand prendrons-nous notre place au soleil ? Quand viendra notre tour ? La terre est vaste et riche. Elle appartient à tout le monde, non ?
Le temps ralentit son pas. Au détour de la rue des Désillusions Eternelles, il s’arrête et caresse les joues creuses de l’enfant au ventre vide qui s’est endormi sur les genoux de son pauvre père. Il sourit.
A quoi rêve-t-il ? Probablement à rien ! Car les rêves naissent des ailes des pigeons rôtis. Le garçon n’en a jamais vu ! Il n’en a jamais mangé ! Alors comment pourrait-il en rêver ? Pourtant, ce jour-là, le rêve a décidé d’aller se nicher dans l’inconscient d’un enfant qui n’a jamais goûté aux ailes de pigeons rôtis.
Le petit garçon qui roupille sur les genoux flétris de son père rêve à un lieu lointain où scintillent les lumières de la joie. Dans son sommeil, il entend retentir les cloches de la justice. Dans ce monde illuminé, le petit garçon est Roi. Sur son trône en bois et en or, entouré de ses sujets, il parle, il donne des ordres, il crie, il dit, il soulage, il tend la main, il soigne, il aide, il enlève les mauvais sorts, il rassure, il panse les plaies, il donne la vie, il rend l’espoir, il habille les cœurs tristes de velours blanc. Dans cet univers de rêves et de merveilles, la vie est d’une beauté farouche. La vie se laisse séduire par le rire qui hurle de bonheur. La vie devient une fête sacrée. Un énorme crocodile avale les délires tumultueux de la ville devant les yeux du petit garçon-Roi. Son cœur saute de joie. Je l’entends. Il jubile, il crie à la victoire. Je le vois. Il danse. Il est heureux !
Le père reprend sa litanie de plaintes et de gémissements. Sa voix dit, supplie, implore. Sa peine vomit des ailes de pigeons rôtis. L’enfant se réveille. Son rêve beau et généreux s’affale sur le sol ; il s’éparpille devant ses yeux incrédules.
Le temps essuie une larme ; le temps ravale sa déception, il se baisse et ramasse le rêve fracassé du petit garçon. Le temps reprend son souffle, il enfouit les débris de rêve du garçon dans ses entrailles et se met à courir plus vite que l’éclair. Le temps hurle de malheur ; les rafales de ses cris noirs s’abattent sur le toit des pauvres vies qui rêvent de basculer dans l’univers du « Beyond », ce territoire de l’au-delà qui mène par-delà les frontières de l’espoir. Le temps porte un regard d’une lucidité féroce sur la vie et sur les êtres qui l’animent ; le temps narre une histoire égyptienne, noire, triste et sinistre. Il parle des blessures profondes de ce pays, de ses expériences malheureuses, de ses déceptions millénaires. Le temps raconte Malhama misria (12). Un tourment existentiel souffle dans les airs suffocants de la Mère du Monde. Oum El Dounia. Ô folie !
A l’approche de l’aube, un vent frais et vivifiant souffle le long du fleuve de Paille Or Dhahabi (13). La ville se transforme en une constellation de pépites jaune d’or. La ville invite à la lumière spectaculaire ; la ville incite au bonheur ; la ville fait l’éloge de la vie ; la ville appelle à la fulgurance. Telle est la promesse des anges qui chantent les mystères de la fille du désert qui se métamorphosa en fleur de yassimine (14), blanche et sauvage. Elle poussa le long du fleuve de Paille Or Dhahabi.
Pendant ce temps, Al-Qahira fait et défait les destinées. Au fil des heures, des mois, des années, des éternités, elle nargue le temps.
Ô cette odeur ! Exécrable et nauséabonde ! Un monticule d’excréments s’est formé sur le seuil de chaque existence. Ô misère !
La vie vaut-elle la peine d’être vécue dans le pays des titans pharaoniques ?
Nadia Agsous
(1) Mon père
(2) Professeur
(3) Mensonge Mot turc signifiant « seigneur »
(4) La mère du monde
(5) Chaleur
(6) Embouteillages
(7) Chaos
(8) Gare centrale dans le centre-ville du Caire
(9) Père
(10) Ça suffit !
(11) Mon père
(12) Epopée égyptienne
(13) Doré
(14) Jasmin
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