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Les Pissenlits, Yasunari Kawabata

Ecrit par Victoire NGuyen 14.09.13 dans La Une Livres, Japon, Les Livres, Albin Michel, Recensions, Roman

Les Pissenlits, traduit du Japonais par Hélène Morita, 2012, 246 pages, 18 €

Ecrivain(s): Yasunari Kawabata Edition: Albin Michel

Les Pissenlits, Yasunari Kawabata

 

Les ancolies japonaises


Les pissenlits est un roman qui démontre l’apogée de l’art narratif kawabatien. En effet, le lecteur assidu de cet auteur connaît  trop bien la beauté suggestive de sa prose qui est tantôt elliptique tantôt impressionniste. Ici, Yasunari Kawabata nous montre sa parfaite maîtrise du dialogue car Les pissenlits est une ode aux dialogues imprévisibles et en apparences insolites.

Publié dans la version française, ce roman est écrit sur le tard. Il est resté inachevé. Il relate les événements contenus dans une journée d’hiver où une mère et sa fille, Inéko, accompagnée de son amant, Hisano, se rendent à la toute petite ville aux allures vieillottes de Ikuta. Voici ce que l’auteur dit de cette ville dès la première page :

« Sur les rives de l’Ikuta fleurissent des pissenlits, à profusion. Caractéristique de la ville d’Ikuta, cette floraison évoque un printemps éclatant. Sur les trente-cinq mille âmes que compta la ville, trois cent quatre-vingt-quatorze vieillards ont dépassé quatre-vingt ans ».

La raison de leur présence s’explique par l’internement d’Inéko à la demande de sa mère dans « l’asile de fous » d’Ikuta. La jeune fille souffre d’un mal étrange : « la cécité sporadique devant le corps humain ». Espérant que le cadre l’aidera à guérir, la mère consent à placer sa fille. Cependant, Yasunari Kawabata aime à mettre en exergue les fausses excuses de ses personnages : « Ce qui allège la pensée des parents qui ont abandonné un membre de leur famille dans cet asile d’aliénés, un lieu par ailleurs souvent lugubre et inhumain, c’est uniquement la beauté lumineuse de la nature environnante et les grâces et la chaleur que dispense la ville d’Ikuta – telle une fleur de pissenlits ».

Le roman s’attarde sur cette journée de retour de l’hôpital. Dès la première page, le lecteur apprend que la jeune fille est déjà placée dans ce lieu. Il accompagne désormais dans sa lecture le retour en ville de la mère et de l’amant de la jeune fille, Hisano. Le roman est placé sous le signe du dialogue entre la mère et Hisano. Ce chemin de retour est aussi le symbole sur le retour vers le passé traumatisant de la jeune fille qui a assisté dans son jeune âge à la mort de son père, tombé dans la mer après une chute de son cheval. Hisano en désaccord total avec la mère sur la question de l’internement d’Inéko s’engage dans une lutte acharnée contre la mère. Il veut extirper de son être et de sa conscience les secrets et les non-dits dans la relation jusque-là fusionnelle entre la mère et sa fille. Le lecteur peut voir dans la stratégie narrative de Yasunari Kawabata une maïeutique dans laquelle les acteurs du trio mère/fille/futur gendre tentent dans une joute oratoire acharnée de comprendre l’étiologie de la maladie d’Inéko.

Ce dialogue permet à notre auteur d’évoquer les thèmes qui lui sont chers tels que la mort, la folie ou encore l’amour qui lie les êtres en mal d’existence. Son roman devient alors crépusculaire et mélancolique car il aborde avec virtuosité le déchirement des êtres en proie à la culpabilité et à la cruauté.

Cependant, le roman prend parfois le chemin de l’autobiographie. Yasunari Kawabata imprime sa nostalgie dans les actes de son personnage, le père d’Inéko, le commandant Kisaki, inconsolable après la défaite de l’armée japonaise et l’occidentalisation progressive de la société japonaise. Yasunari Kawabata trace à peine sa souffrance liée aux deuils successifs dans sa vie. L’évocation de la mort est omniprésente dans son texte :

« (…) pour mon âge, j’ai vu nombre de mes proches mourir. Il se peut néanmoins qu’éprouver de la tristesse devant la mort d’une personne et la relier à soi ne témoigne au contraire que de la conduite pleine d’arrogance de celui qui reste vivant. Car on aura beau soigner quelqu’un avec tout son cœur et toute son énergie, s’il doit mourir, il mourra. S’il est possédé du dieu de la Mort ou du Destin, pas plus ses forces que l’énergie de ceux qui l’aiment passionnément n’y pourront rien ».

Le fatalisme de l’auteur rejoint quelque peu le discours de la mère d’Inéko. Ainsi la joute verbale entre la mère et son futur gendre prend-elle des accents de conflits générationnels déjà fortement évoqués dans Le maître ou le tournoi de go.

Les pissenlits oppose deux conceptions du monde, deux visions à l’endroit de l’existence, l’une résolument tournée vers les traditions et le déterminisme ; l’autre propose une alternative, une existence fondée sur l’observation et l’analyse des actes et paroles, une existence libérée de la culpabilité et des traditions qui étiolent l’individu dans l’expression de sa liberté de création et d’action.

On comprend par là que ces deux personnages sont aux antipodes l’un de l’autre. Ils habitent l’âme et le cœur de Yasunari. Ainsi, le lecteur peut alors pousser plus loin son analyse dans ce que la prose ne dit pas sur le Maître : son être clivé, tiraillé tantôt par la modernité tantôt avalé par les traditions japonaises. Ceci permet probablement de comprendre l’acte final, son suicide comme ultime logique à une vie sans issue ni échappatoire.

 

Victoire Nguyen

 


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A propos de l'écrivain

Yasunari Kawabata

Yasunari Kawabata est né le 14/06/1899. Il entre dans le 20ème siècle sans fracas mais avec fragilité. En effet, il est venu au monde à sept mois et cette naissance prématurée est survenue dans une époque où la médecine n’est pas encore au point pour traiter de ce cas. De ce fait, sa santé en subira de lourdes conséquences. Les génies ne président pas favorablement au destin du petit homme. Yasunari Kawabata connaît très tôt les deuils successifs : son père, sa mère puis sa grand-mère et sa sœur aînée. Il soignera son grand-père aveugle et malade jusqu’à la mort de celui-ci. Il a alors 15 ans.

Cependant, il se révèle très vite à la littérature dès l’âge de 16 ans avec son journal autobiographique : Journal intime de la 16ème année. Son talent se confirmera plus tard avec cette douce mélancolie qui touche presque toute son œuvre. Pays de neige, considéré comme son chef-d’œuvre absolu condense tout l’art de Kawabata, de l’ellipse à la peinture à peine effleurée de l’âme et du cœur. Son œuvre est grave comme l’homme, profonde et toujours un hymne à la nature et aux vivants.

La consécration vient en 1968 avec le prix Nobel de littérature. Il est considéré comme l’un des plus grands écrivains du 20ème que le Japon ait connu. Son suicide survient en 1972 en toute discrétion si on peut dire. Ainsi l’homme s’en va avec élégance et noblesse venant à la mort avant qu’elle ne vienne à lui.

A propos du rédacteur

Victoire NGuyen

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Un peu de moi…

Je suis née au Viêtnam en 1972 (le 08 Mars). Je suis arrivée en France en 1982.

Ma formation

J’ai obtenu un Doctorat es Lettres et Sciences Humaines en 2004. J’ai participé à des séminaires, colloques et conférences. J’ai déjà produit des articles et ai été de 1998 – 2002 responsable de recherche  en littérature vietnamienne dans mon université.

Mon parcours professionnel

Depuis 2001 : Je suis formatrice consultante en communication dans le secteur privé. Je suis aussi enseignante à l’IUT de Limoges. J’enseigne aussi à l’étranger.

J'ai une passion pour la littérature asiatique, celle de mon pays mais particulièrement celle du Japon d’avant guerre. Je suis très admirative du travail de Kawabata. J’ai eu l’occasion de le lire dans la traduction vietnamienne. Aujourd’hui je suis assez familière avec ses œuvres. J’ai déjà publié des chroniques sur une de ses œuvres Le maître ou le tournoi de go. J’ai aussi écrit une critique à l’endroit de sa correspondance (Correspondance 1945-1970) avec Mishima, auteur pour lequel j’ai aussi de la sympathie.