Les Parrhésiens – Philippe Bordas (par Philippe Chauché)
Les Parrhésiens – Philippe Bordas – Gallimard – 464 p. – 25 euros – 17/04/25
Edition: Gallimard
« Mon balcon sur la falaise fait amphi à mille degrés ; Sous moi, c’est une enclave marbrière et forestière de morts célèbres, où pullulent les oiseaux légaux installés là sous Saint Louis et les nichées exogènes récentes, migrées comme moi, de petites perruches vert vif, à bec rouge, qui solfient jour et nuit et supplantent le basson des vieux corbeaux. »
« Levallois artillait ses débuts de phrases à l’air comprimé et les finissait au calibre douze pour le gros gibier. J’attendais une forte dispute, comme celle que j’avais vue derrière le hublot, mais ce n’étaient qu’algarades à blanc, chamailles forcées, pour garder fusil chaud, dague tranchante, avant l’authentique raffut. »
Qui sont ces Parrhésiens dont Philippe Bordas fait un roman ? C’est ainsi que nommait Rabelais, les vrais Parisiens dotés de la forte parole et du courage de tout jeter à la face d’autrui, ce roman extraordinaire, au sens premier, qui nous surprend par sa rareté, sa singularité, son originalité, sa force incandescente, les ressuscite. Les Parrhésiens est leur roman, et par gracieux rebonds, celui d’une langue libre, vibrante, physique, âpre, rare, éblouissante, comme le sont les personnages qui surgissent au fil du temps du roman. Le volcan des Parrhésiens est une salle de musculation, ou plutôt une cour des miracles de corps vertueux, qui manient avec autant d’allégresse, le verbe que les haltères. Le verbe roule et nous bouscule, comme chez Rabelais, les phrases sont un banquet permanent, où l’on fait bombance de mots rares. Ces forçats du muscle et du verbe ont pour nom : Lavallois, Coligny (l’élégant amiral), Vassin, Cheyenne (l’indien arracheur de souches), Retz (un cardinal cascadeur sous les barres), ils sont d’un autre temps, libres de leurs éclats, de leurs écarts, de leur fougue, de leurs corps, ils sautent à pieds joints sur les convenances, et s’abreuvent d’une langue que l’on croyait perdue, surgie d’un passé glorieux, elle virevolte sous les haltères. Les Parrhésiens est également un roman de Paris, comme l’on dirait un roman de cape et d’épée, la ville adoptée par le narrateur et ses derniers résidents résistants, Paris vu des toits et du ciel. Paris est un roman, et dans ce Paris qu’illumine Philippe Bordas, on y croise le souvenir d’Alphonse Boudard, l’ombre d’Arthur Rimbaud, Aragon et Elsa Triolet, Céline sans colère, et le corps électrique de Jean-Pierre Léaud, goélette démâtée à la dérive.
« Les plus cruciales minutes de l’existence du poète – unie à Elsa, en 1929, vers l’heure de midi – s’étaient cristallisées dans l’ambre de ma géographie, à cette étroite fenêtre de l’hôtel Istria, face le cimetière et la terrasse du Raspail Vert. Le Montparnasse gentrifié et argentrifié de ce temps-ci bafouilleur avait été le berceau d’une langue impondérable jadis, inefficace à tout autre sujet que l’amour. »
On sait, depuis son premier livre, que Philippe Bordas, est un orfèvre de la langue française, un langoureux amoureux des dictionnaires, et un collecteur de phrases et de mots qui hantent, parfois encore, les rues de Paris. Philippe Bordas est un admirateur éclairé de Carlo Emilio Gadda, autre orpailleur de la langue (1), un grimpeur qui mit à l’honneur ces forcenés du vélo qui savaient déguster le Ventoux ou l’Isoard (2). Comme dans le Tour de France, Philippe Bordas, est tout aussi à l’aise dans la montagne que dans les plaines, en pleine vitesse, qu’en danseuse, son roman se déroule comme une carte du Tour, il faut avoir du souffle, comme l’auteur qui en déborde, prendre l’air frais et vivifiant de son art du roman, un air alpin des hauts sommets, pour en saisir toutes les subtilités, les éclairs et les éclats. On peut dire qu’il y aura un avant, et un après Les Parrhésiens, tant ce livre unique foudroie la langue et l’art du roman, par son style, fait gravir à la langue des sommets que l’on pensait inaccessibles, par la force et l’étrangeté romanesque de ses personnages, touchants et éblouissants, ils soulèvent leur vie, comme ils le font des haltères dans cette salle de l’éblouissement du verbe et des corps, qu’ils hantent avec la détermination de chevaliers sur les chemins de la Terre Sainte, ils ne portent les étendards de la chrétientés, mais ceux de la vie. Ils dérangent et étonnent, ce sont des heureux chenapans aux bons cœurs, aux justes mots et aux verbes tranchants. Souhaitons que Philippe Bordas soit justement récompensé, pour cette échappée belle, un prix littéraire vaut bien un maillot jaune !
Philippe Chauché
(2) Forcenés – Folio – « Oreille percée, épiderme tatoué, Marco Pantani passe le Galibier et le Mortirolo en contrebandier, chargé de globules trop lourds. Il trouble la vérité de l’ascension. Sa grandeur le corrompt. »
On doit à Philippe Bordas, Forcenés, L’Invention de l’écriture (Fayard), Chant furieux, Cœur-volant, Cavalier noir et Le Célibataire absolu, pour Carlo Emilio Gadda (Gallimard).
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