Le célibataire absolu, Pour Carlo Emilio Gadda, Philippe Bordas (par Philippe Chauché)
Le célibataire absolu, Pour Carlo Emilio Gadda, Philippe Bordas, Gallimard, septembre 2022, 432 pages, 30 €
Edition: Gallimard
« Je n’avais pas devant moi le visage de Gadda, que je ne connaissais pas, mais le sosie du vieil homme qui m’avait appris à lire, quand j’étais enfant, ce grand-père qui me lisait Le Comte de Monte-Cristo et me gardait sur ses genoux pendant qu’il remplissait ses grilles de mots croisés. Ce n’est pas pour ce que ce titre promettait d’introspection stoïcienne et de pathétique que j’ai acheté La Connaissance de la douleur, mais pour cette ressemblance si frappante avec celui qui m’ouvrait aux mystères de Hugo et Dumas sur la toile cirée d’une cuisine de Corrèze ».
Les grands livres naissent parfois de hasards heureux, de concordances, de combinaisons romanesques qui font se rencontrer des visages, des destins, des styles, des manières d’être, de vivre et donc d’écrire. Ici c’est la rencontre entre le portrait de Carlo Emilio Gadda qui figure en médaillon dans la première édition de La Connaissance de la douleur, publié par les éditions du Seuil et traduit par Louis Bonalumi et François Wahl, et celui du grand-père de Philippe Bordas, le mirage d’une vignette, l’illusion d’une parenté.
Les écrivains admirés portent souvent en eux, et sans le savoir, des échos de notre mémoire familiale, le lien est là entre Philippe Bordas et Carlo Emilio Gadda, et de ce fil d’argent, va naître un exercice littéraire d’admiration et dès les premières phrases, comme pour un pianiste pour ses premiers accords, on se retrouve immergé en terre magique, l’autre nom que l’on donne parfois à l’art du roman. Nous sommes en 1983, soit dix ans après la disparition de Gadda, Le célibataire absolu peut prendre corps, et forme. Et quel corps ! et quelle forme ! Philippe Bordas est un écrivain qui œuvre pour la langue française, ses fantaisies, ses mots rares, sa vibration, sa musique : « … je cherche cette utopie de français, cette langue entière, synthèse du haut et du bas, alliage des sous-parlers et mon enfance et de ses hautes réalisations, à la tête desquelles trône Saint-Simon » (1), qui lui (re)donne toute sa richesse, ses subtilités, ses étrangetés, ses extravagances, comme le fait Gadda avec la langue italienne, qui fait trembler la terre. La langue est en feu comme la montagne, et le Vésuve, et c’est le feu de la langue qui donne aux romans de Gadda et à ceux de Bordas, toute cette force, cette originalité, cette singularité et ces résonnances. Ils prouvent, l’un et l’autre qu’un roman qui ne s’ancre pas à la terre, à sa terre, à la langue, à sa langue, à ses langues, s’asphyxie de lui-même, alors de Gadda et Bordas l’oxygènent.
« Le Pastis n’offrait aucun descriptif balzacien de la Ville éternelle. Juste cette sensation de chairs grouillantes, d’appétits à la lutte, de frottements physiques, de salpêtres verbaux agrégés à la substance des murs. Juste ces affleurements minéraux de la Rome monumentale, ces amoncellements de roches et de matériaux mnémoniquement liés aux ères et aux écritures antérieures ».
« C’était une journée splendide, une de ces journées si superbement romaines qu’un fonctionnaire du 8e grade, fut-y su’l point de s’propulser au 7e, est capable d’sentir lui aussi, mais oui, un je n’sais quoi gigoter en son âme, un p’tit quèque chose qui ressemble assez au bonheur » (2).
Le célibataire absolu est le livre d’une ascension vertigineuse, que seuls les artistes de la bicyclette peuvent oser accomplir, ascension dans l’Histoire de la naissance d’un livre, d’un roman, écrit en trois temps à Paris entre le 9 mai 2020 et le 2 octobre 2021, mais qui sommeillait depuis des années, un livre dont l’auteur suit le mouvement. Il est à Lucques en Italie en 2019, où Dante embrase l’une de ses rêveries, il est là, protégé par les murailles de la ville, protégé et amoureux de Genturra. Le livre peut alors commencer son ascension dans la vie, sous la protection heureuse de l’homme à la cape de feu. L’écrivain ne cessera de guetter le célibataire absolu, en Italie, en France, lors de ses escales africaines, sa vie en sera transformée, illuminée même. Seul le style donne raison à l’écrivain, et Philippe Bordas a amplement raison dans cette virevoltante ascension, dans les cercles qu’il parcourt et qui toujours le conduisent sur les pas, les traces charnelles de l’héritier de Dante. Il est à Rome, où le poète polytechnique, l’ingénieur inspiré, s’installe au Vatican sous Pie XI, l’écrivain y est chargé de la centrale électrique et thermique, de bonne augure pour celui qui électrise la langue. Cette ascension littéraire est une enquête, quelques témoins rencontrés, des images glanées et publiées par Bordas, qui se glissent entre les lignes : Gadda et Pasolini, le Lac Bogoria, entaille volcanique vaporée de geysers, des correspondances, la Villa Ambra, devenue la Villa Gadda, et les trois stylos du ferronnier de la langue italienne. Les grands livres naissent souvent d’heureuses rencontres, de souvenirs de rues arpentées, d’objets – l’imperméable et la casquette de Gadda – embrassés du regard, de photographies, de mots, qui donnent naissance à ceux qui vont se multiplier, s’éclairer l’un l’autre, s’élever pour magnifier ce portrait, cette évocation, cet exercice d’admiration, qui n’est autre qu’une fulgurance romanesque.
Philippe Chauché
(1) https://www.lacauselitteraire.fr/entretien-philippe-chauche-philippe-bordas
(2) L’affreux Pastis de la rue des Merles, Carlo Emilio Gadda, trad. italien, Louis Bonalumi, Le Seuil, Coll. Points.
De Carlo Emilio Gadda on peut lire en français : La Connaissance de la douleur, L’affreux Pastis de la rue des Merles, Les Colères du capitaine en congé libérable, L’Adalgisa (Le Seuil), Le Château d’Udine (Grasset & Fasquelle), Les Voyages la mort (Christian Bourgois éditeur).
De Philippe Bordas : Forcenés, L’Invention de l’écriture (Fayard), Chant furieux, Cœur-volant, Cavalier noir (Gallimard).
- Vu : 1908