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Les Mangeurs d’argile, Peter Farris (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 11.10.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Gallmeister

Les Mangeurs d’argile, Peter Farris, août 2019, trad. anglais (USA) Anatole Pons, 327 pages, 23 €

Edition: Gallmeister

Les Mangeurs d’argile, Peter Farris (par Sandrine Ferron-Veillard)

 

Gabriel Tallent, dans son roman My absolute darling (Gallmeister, 2018), écrivait ce genre de phrase qui te laisse gamberger longtemps, qui te hante encore : « Peut-être que toute chose est en quête de ses limites et fuit son centre pour mourir ainsi ». Il est peut-être là le fil rouge du livre. Son concept. Comme si toute ta vie n’était motivée que par deux mouvements, aller vers et éviter. Ça va vite. À peine ouvert, les lignes filent, les nuages noirs sur les crêtes du domaine de Richie Pelham, propriétaire terrien et armurier. Les silhouettes. « L’homme filiforme » Billy, l’oncle Carroll, la belle-mère Grace, la demi-sœur Abbie Lee.

Jesse Pelham a quatorze ans et n’a plus que son père pour parent. La chasse, le pick-up, le quad, le fusil. Vingt pages lues et déjà le corps qui tombe, le coup de fusil ou le craquement d’un des barreaux de l’échelle. Le martèlement du corps au sol. Le bruit que font les os brisés sur la terre. Le son de la carabine. Les gueules suspectes. La moindre sonorité est ici meurtrière. Tout n’est affaire que de rythme en écriture, n’est-ce pas, c’est une marche au pas de course, une écriture menée au même rythme, un exercice du corps. Cinq chapitres – Combustion, Extraction, Propulsion, Accélération, Six semaines plus tard – pour battre le tempo. Les romans américains ont de l’amplitude, ils ont leur chambre d’échos en France. Et tu en redemandes. Tant mieux.

« L’argile était ferme, avec une texture savonneuse qui n’était pas sans rappeler la craie, et le goût n’avait pas changé depuis son enfance, quand sa mère lui donnait à lui et à ses sœurs du kaolin pour les crampes d’estomac. Quand il était enfant, les gens disaient que seules les femmes nègres mangeaient de l’argile, et sa mère répondait avec un sourire narquois que les nègres blancs aussi en mangeaient. La “terre blanche de Géorgie”, elle appelait ça, et si elle avait éprouvé la moindre honte à faire avaler de la terre à ses enfants sous-alimentés, il n’en avait jamais rien vu. Il avait été affublé de tellement de surnoms pendant son enfance qu’il avait failli écrire Sale péquenaud blanc sur sa fiche d’enrôlement à la case origine ethnique ». Toutes les composantes des États-Unis sont là, sous tes yeux. Mobilisés.

Te souviens-tu d’ailleurs du film 3 Billboards, Les panneaux de la vengeance, réalisé par Martin McDonagh et sorti en France en 2018 ? Le signe, le mot, le concept et la chose. La nature du sol et le point d’ancrage. Ce que tu nommes les grands espaces parce qu’ils te font encore rêver, « les lieux sauvages » tels que la Yaak Valley ou l’île Afognak, c’est sûr que là-bas il y a de la place pour les cerfs hémione, les grizzlys, les pronghorns, les écureuils géants. L’auteur ne s’y attarde qu’un instant. L’action prédomine. Il privilégie le sensationnel aux sentiments et c’est tant mieux. À toi de faire le reste.

D’emblée, le type tu l’apprécies, ce Billy, et le gosse aussi. Tu te méfies de la belle-mère. Tu soupçonnes l’oncle. Une aversion immédiate pour le prêcheur qu’il incarne, le prosélyte, l’évangéliste qui brandit son témoignage pour faire ployer les consciences, pour faire payer la masse. La propagande investie dès lors qu’il y a un méchant et un gentil. Dès lors que le mensonge devient une prière. Le prochain sur la liste c’est peut-être Jesse, tu as envie de lui crier sauve-toi gamin, sauve ta peau, enfonce-toi dans le domaine et emporte avec toi tout ce que ton père t’a enseigné. Les astuces pour chasser, tous ces trucs précieux pour tenir debout. Aux États-Unis, il faut savoir tenir un fusil. Discerner un chêne blanc d’un frêne rouge. Les érables, les pacaniers, les hêtres, les pins encens. Reconnaître les arbres à écureuils. Ceux qui ont été saignés.

Billy, l’homme filiforme lui sait.

L’auteur avance, avec subtilité, ses pions sur l’échiquier de l’intrigue (tu ne t’affoles pas, c’est juste une image). Les chapitres sans numéro comme autant d’indices. Ce que les êtres du livre, le père, ses parents avant lui, son frère, peuvent enfouir. Les élans, les évitements. Sonde les abîmes des êtres. L’auteur te dit où aller, qui a fait quoi, te pousse à descendre plus profond pour davantage de perversité. Tu en redemandes.

Le sol fond. Ici il y a assez d’argile sous les pieds pour alimenter la Chine entière, l’argent bien sûr, pour s’y enliser les uns après les autres. Les survivalistes, les complotistes, les chasseurs, les planqués, les flics, les vétérans désossés par le front, et tous les autres qui font les États-Unis ou les défoncent. Les armes sont entre les mains des enfants. Ils sont nombreux. Les noms, tu dois les retenir tous, tous ont un alibi. Un vice à alimenter. Un terrain à monnayer. Une Amérique à justifier. Chacun y nourrit sa rancœur « à cause d’un record de pêche, de chasse qui lui a échappé ». Pour un nombre de bois supérieurs.

Les cerfs, tu en percevras tout au long du livre, décapités, ils sont les trophées plantés aux murs comme d’autres accrochent les portraits de leurs ancêtres. Ou tapis derrière toi. « Parfois, leur meilleure défense est de se mettre à couvert et de ne plus bouger. Attendre que la menace soit passée. Ils ne déguerpissent pas toujours à toute vitesse. Je peux vous garantir qu’on a croisé une bonne demi-douzaine de biches et de brocards couchés dans les parages juste à l’instant ». Passer à côté d’eux sans jamais les voir. Tu pressens certains rebondissements, tu veux aller au bout du livre, il te tient l’auteur même si tu regrettes qu’il n’explore pas assez certaines failles, il t’absorbe celui-ci. Les dialogues. Leur cadence. La traduction et la musique. Tu l’as dans la tête, le son brutal, le battement électrique, le rythme encore sans fausses notes. La déflagration des armes à feu.

« Après avoir assassiné …, … rentra chez lui, étrangla sa femme et fit sa valise ».

Les pointillés afin de préserver le suspense !

Tu vois la scène, n’est-ce pas, la réalité vue à travers une caméra, le livre est travaillé comme un film. Zoom arrière ou la caméra placée au-dessus, le scénario dans la fosse, oui, c’est indéniablement bien ficelé. « Tout se recoupe ».

Suspense ou effets de surprise ? À toi de voir.

 

Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard

 

Peter Farris vit dans le comté de Cherokee en Géorgie. Après ses études à Yale, il est devenu chanteur dans un groupe de rock et guichetier dans une banque dont le braquage lui a inspiré son premier roman, Dernier appel pour les vivants. Son deuxième roman, Le Diable en personne, a fait de lui un auteur incontournable du roman noir contemporain. Finaliste du Grand Prix de littérature policière, il a reçu le Trophée 813 du meilleur roman étranger et le Prix du roman noir du festival de Beaune 2018.

 

  • Vu : 1985

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.