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Les infiltrés, L’histoire des amants qui défièrent Hitler, Norman Ohler (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 15.05.20 dans La Une Livres, Payot, Les Livres, Critiques, Langue allemande, Récits, Roman

Les infiltrés, L’histoire des amants qui défièrent Hitler, Norman Ohler, mars 2020, trad. allemand, Olivier Mannoni, 423 pages, 22 €

Edition: Payot

Les infiltrés, L’histoire des amants qui défièrent Hitler, Norman Ohler (par Sandrine Ferron-Veillard)

 

« Que resterait-il aux hommes s’il fallait enlever aux mots, qu’ils ont mis des siècles à chérir, l’importance qu’ils leur prêtent ? » (Sous la lumière froide, Pierre Mac Orlan, 1945).

Le prologue est ici essentiel, ne le manquez pas ! Un véritable compte à rebours. La voix du narrateur, la voix-off, le pourquoi du livre et la nature de son existence. Jusqu’où faut-il porter, par loyauté, les actes de nos Anciens, leurs cicatrices, leurs crimes sous nos pas, comme autant de mains placées sous terre pour attraper nos chevilles et faire chavirer nos pas ?

L’éditeur précise « livre de non-fiction ». Soit. Le narrateur fixe chaque étape de l’histoire, quand l’histoire précisément a été délibérément effacée. Elle se raconte volontiers en roman et, en cette configuration, rencontre son meilleur témoin. Sans pour autant en adopter le ton. La forme est donc documentaire, visuelle, elle relèverait davantage d’un « docu-fiction ». La forme.

Harro Schulze-Boysen (1909-1942) et Libertas Haas-Heye (1913-1942). Les deux protagonistes, le couple et les espions allemands à l’origine de l’Orchestre rouge (Die Rote Kapelle) de Berlin. Les faits.

Directeur de publication du journal Gegner, Harro aspire à « Un mouvement révolutionnaire dans son essence même. On y trouvait aussi des gens de lettres expressionnistes, des artistes – ça n’était pas purement politique. Ça m’a rempli d’enthousiasme. Je ne voulais pas qu’on classe clairement les choses, je ne voulais pas que ce qui était fluide se solidifie prématurément. Je vois le fluide comme une nouveauté, comme ce qui dissout les choses et les rend vivantes ».

Berlin 1932, ses funestes métamorphoses et celles, mises en perspective, de Harro. Les années de formation qui morcellent les certitudes, façonnent un homme. Tout cela est finement mené. Et le propos du livre promet d’être passionnant !

La promesse du livre. Sa tension littéraire, l’issue tragique connue dès le début, l’intérêt historique, l’élan mortel vers lequel il se précipite.

Quel dommage que le relief desserve tant le cheminement.

La présence des notes, fort nombreuses (et pas systématiquement traduites), fracture la lecture. Les digressions gênent sa fluidité. La traduction ?

Le titre original est : Harro et Libertas, une histoire d’amour et de résistance. Il faut croire que ce titre aurait été bien moins accrocheur pour un public français ! La qualité de la traduction n’est pas discutable ici. Nombre de phrases auraient pourtant mérité d’être allégées, leur construction repensée. Leur intention littéraire. Habitées par la langue du pays où ledit récit est publié.

« Vroum, vroum, vrombit le tram à vapeur devant l’Aschinger, sur l’Alexanderplatz. L’air est poussiéreux, on est en septembre et les gens ne savent pas vraiment comment s’habiller : est-ce encore l’été ou déjà l’automne ? ».

Or, vous n’arrêterez point la lecture.

Pour l’intensité des documents exhumés, les photographies en noir et blanc, la mémoire des lieux, la présence d’un regard, le langage d’un corps. La matière incarnée de ce qui fut, ce qui fut véritable.

« Ce bâtiment gigantesque doit transformer Berlin en Germania, capitale du monde : des lignes dures et droites, un dessin froidement minimaliste et fonctionnel, à la fois moderne et idéologiquement chargé, et une façade recouverte de lourdes dalles de coquillart de Franconie qui en imposent. Quand il fait beau, celle-ci fait reluire d’un blanc rayonnant ce bloc où se trouve aujourd’hui le ministère fédéral des Finances. Mais c’est un blanc éphémère qui prend une teinte sombre en cas d’intempéries ».

La force des dates. 14/07/1934, la rencontre entre Harro et Libertas. 26/07/1936, leur mariage. 06/09/1936, la visite de Göring à Liebenberg, chez Libertas, et dont dépendra la carrière de Harro, au sein du ministère de l’air. 27/09/1937, le premier voyage de Libertas, en solitaire, tandis que Harro soigne de douloureux calculs rénaux. Leur modernité, voire leur clairvoyance, leur vision décalée quant à l’époque où la place de la femme était d’être sous l’homme. Pour eux, l’égalité ne signifie point l’abolition des différences. Une conception nouvelle de l’amour. Le couple, lui, elle, et peu importe l’ordre, chacun et ensemble. L’altérité complémentaire. Le 09/11/1938. Les dates comme autant d’éclats de verre sous la peau.

Peu à peu et presque malgré eux, ils rejoignent d’autres couples infiltrés, d’autres intellectuels berlinois. Torpiller le mal depuis son sein. Berlin est en alerte, bourgeoise encore, Berlin entre en résistance.

Les revenus du couple sont confortables (l’équivalent de 3200 euros pour Libertas). Le courrier continue de circuler. Les lettres de Libertas et de Harro à leurs parents sous-tendent la position du livre. Échanges, pensées, faits, créent parfaitement l’illusion d’être au plus près de ce que furent les mois, les années 1939, 1940, 1941. Eux, ils relativisent. Ils espèrent. Ils s’amusent aussi. Ils bâtissent, chacun différemment, leur opposition. Ils forgent leur endurance.

« Plus de 150 artistes, écrivains, médecins et universitaires, ouvriers et employés, soldats et officiers, ou encore étudiants se sont à présent mis en relation : conservateurs, communistes, sociaux-démocrates et même anciens nazis, mais pour l’essentiel sans parti, (…) un entrelacs informel, un mouvement-creuset dont le principe d’organisation n’est pas défini par une instance supérieure (…) dans les années 70, les poststructuralistes forgeront à Paris un terme pour désigner ce type de forme : le rhizome ».

Les dates ?

1942. Les arrestations. Les tortures. La résistance allemande, « toutes les forces de la Résistance », sans orientation, « depuis l’aile gauche jusqu’à l’opposition militaire conservatrice en passant par le groupe libéral ». Désunie, éparpillée, malheureusement trop isolée. Elle force l’admiration car aucunement adossée à une idéologie. À une croyance.

Page 293, le narrateur réapparaît stupéfiant la lecture, s’efface à nouveau, et si l’effet est souhaité, qu’apporte-t-il sinon une rupture. Dommageable.

Vous continuerez parce que qu’il est indispensable de savoir ce que fut la résistance allemande, et plus particulièrement à Berlin, qui furent Harro et Libertas dont la puissance de vie est si persuasive. Entrevoir l’immense cohérence entre le visage et l’écriture de Harro, la congruence entre son corps et ses gestes, son cœur et son esprit. La beauté d’un corps alangui. Ou la droiture d’un uniforme. La fumée disparue d’une pipe. Une mèche de cheveux devant les yeux. Un vêtement élégant, une manche retroussée, un col défait. Oui ce qui est admirable ici, c’est bien la cohérence des êtres. Leur point ultime. L’apex est une date inscrite dans le ciel, se situe au mois de novembre 1942. Là, la dramatique cohésion des dates. Page 362. Là, se matérialise la raison et le pourquoi, pourquoi écrire, pourquoi lire, pourquoi réhabiliter les êtres et l’éternel en eux (Goethe).

Parce que jamais un être ne meurt. Ses lois sont une cosmographie indélébile.

Ils pourront démembrer les chairs, briser les os, détruire les murs, brûler les archives, déchirer les tissus. Laver les sols, les objets les enterrer, dissimuler toutes les traces de vie, ils réussiront.

Jusqu’au jour où un mot, une photo, un signe, une hésitation, un lapsus, une synchronicité (Jung) feront apparaître à nouveau ce qui fut. Et c’est inévitable.

Une date. 22/12/1942.

Les dates, comme autant d’inévitables épitaphes.

 

Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard

 

Écrivain, journaliste et scénariste berlinois (avec Wim Wenders), Norman Ohler est un homme aux multiples talents. Il est l’auteur du best-seller mondial, L’Extase totale, Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue (2016), vendu dans 30 pays. Les Infiltrés, son deuxième livre de non-fiction, a reçu en Allemagne un accueil critique unanime.

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.