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Les eaux tumultueuses, Aharon Appelfeld (2ème recension)

Ecrit par Anne Morin 27.04.13 dans La Une Livres, Les Livres, L'Olivier (Seuil), Recensions, Israël, Roman

Les eaux tumultueuses, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, L’Olivier, 188 pages, 19 €

Ecrivain(s): Aharon Appelfeld Edition: L'Olivier (Seuil)

Les eaux tumultueuses, Aharon Appelfeld (2ème recension)

 

C’est une pension où, cette année-là, les habitués se retrouvent en très petit nombre, un lieu symbolique, près de ce fleuve dont les eaux séparent : « Rentrons. Ce parvis me fait peur.

– Pourquoi as-tu peur ?

– Je ne sais pas. J’ai parfois l’impression qu’ils souhaitent venir, et qu’on les en empêche » (p.82).

Microcosme d’une certaine Europe sur le point de disparaître, bientôt enfouie sous la barbarie, d’un monde où tout semble encore possible : y aller ou pas ? Là-bas. Franchir le pas, comme ce fleuve tumultueux qui déborde, qui inonde ses rives, garder la main ou tout jeter aux orties. Recommencer.

En proie à leurs démons – celui du jeu qui les dépasse, addiction qui les réunit aussi si elle ne les unit –, les personnages d’Aharon Appelfeld misent tout sur cette saison de jeu où ils vont se retrouver pour boire et se ruiner, jouer et se dépouiller. Et d’abord, de leur passé.

Rita arrive la première avec Yohann, son fils : inquiète, effrayée et aussi poussée par ses rêves, mauvais comme des fantômes impossibles à tuer : « Tant qu’elle se trouvait dans la pension elle était tranquille, mais dès qu’elle eût franchi les limites de la propriété, l’angoisse l’assaillit de nouveau. C’était comme si elle était non pas dans des grands champs baignés de soleil, en compagnie de gens qu’elle connaissait depuis des années, mais dans une forêt sombre et touffue » (p.59-60).

Le pont de Murnau ou celui de Kafka, le pont aussi comme idée du franchissement. Cela, à faire, ou se jeter à l’eau, ce que choisira Benno.

Rita, comme ses compagnons de jeu sont Juifs. Seuls Maria, la vieille servante de la pension, et Vassil, qui tient le bar, sont chrétiens. Vassil, avec agressivité : « Il avait été un temps où il aimait les observer d’un air tranquille, enveloppant, avec un soupçon de joie inexplicable, mais, ces dernières années, sa patience s’était tarie, il supportait mal leurs manières, leurs airs supérieurs. Ils ne se contentaient pas de défier leur propre destin, dans la mesure du possible ils défiaient tout ce qui était vivant autour d’eux. Plus d’une fois, alors que lui-même était quelque peu embrumé, il avait crié : Vous, les méchants, écartez-vous du mauvais chemin ! » (p.54).

Maria, d’avoir vécu une grande partie de sa vie avec des Juifs, a appris à penser comme eux. C’est elle qui, avec douceur et sagesse, les remet sur le chemin de leur judaïté, c’est elle qui s’insurge quand les pensionnaires veulent enterrer Benno hors du rite juif. « On n’a pas le droit de blâmer le peuple élu –dit-elle à Vassil – De quel peuple parles-tu ? Si tu entends par là les Juifs vivants, ils ont manifestement perdu leur foi. Nous avons l’obligation de leur ouvrir les yeux. C’est le contraire qui nous est interdit.

– Et simplement parce qu’ils ne sont pas croyants, nous devrions dire qu’ils ne sont pas juifs ? Ils le sont, ils le sont malgré eux. Parce que c’est la volonté de Dieu.

(…)

Ils ne sont pas coupables » (p.92).

« Bientôt arriveraient les jours redoutables et Maria sortirait des bougies d’un tiroir en rappelant à tous que, durant le mois d’Eloul du calendrier juif, on monte au cimetière et on se recueille sur les tombes des anciens » (p.131).

Rita trouvera la force de ses rêves, la force de suivre son destin : de tout laisser et de gagner enfin, pour la première fois de sa vie, la Palestine : « (…) Mais maintenant, grâce à Dieu, tout est derrière moi.

– Où allez-vous, madame ?

– En Palestine.

– Où est-ce ?

– Vous n’en avez jamais entendu parler ? C’est un pays merveilleux. Un pays avec de longues plages et un soleil clair.

– Vous partez donc là-bas ?

– Je vais directement là-bas, sans plus m’attarder.

– C’est étrange, je n’ai jamais entendu ce nom, dit la serveuse, comme s’il ne s’agissait pas d’un morceau de terre mais d’un être jeune, fabuleux et prometteur.

– Croyez-moi, tout notre avenir est là.

Un instant plus tard, elle appuya la tête contre le dossier et ferma les yeux » (p.187.188).

Ce livre, sur la liberté surveillée, la fin d’un monde, est une extraordinaire réflexion – et aussi au sens où le miroir revoie l’image – sur l’antisémitisme, et plus encore, cet antisémitisme sous cape, paré des dehors de la tolérance et de l’acceptation de l’autre, peut-être plus destructeur encore dans son travail de sape : Dieu les garde d’être antisémites, ainsi Bran, le patron du kiosque de la gare : « C’est exact. Que les Juifs de l’ancienne génération partent en Palestine, mais pas ceux de la jeune génération, qui n’est pas différente de nous. La jeune génération nous est sympathique, si elle fait partie de notre corps » (p.160), ou encore : « C’est bien que vous soyez d’accord avec moi. Les Juifs se vexent quand je leur dis que l’argent est chez eux. Ils pensent que je les critique. Mais ce n’est pas une critique, c’est un fait. Ils ont un excellent sens de l’argent. Les Ruthènes sont naïfs. On peut acheter leur opinion pour un sou. Ou plus exactement, on peut la leur voler pour un sou » (p.161).

A cet égard, les personnages de Maria et Vassil s’opposent : d’un côté, Maria est seule à penser : « (…) nous n’avons pas le droit de mépriser son peuple. Il l’a choisi entre tous et lui a donné sa Loi. C’est de lui que sont issus les prêtres et les prophètes. Sans les Juifs, nous ne saurions pas qu’il y a un Dieu en ce monde » (p.86-87).

De l’autre, Vassil endosse un innombrable mécontentement : « Vassil n’était pas le seul qu’irritait Maria. Les paysans non plus n’étaient pas contents qu’elle s’occupe de débauchés avec un dévouement qu’ils ne méritaient pas. Qu’ils partent en Palestine, qu’ils aillent dans leur pays et ne répandent pas la peste ici ! » (p.94).

Telle la cour de la pension dévastée par la crue, quand les eaux tumultueuses se retirent, reste la boue brune, nauséabonde, où le pied puis l’être entier, disparaît.

 

Anne Morin

 

Lire la recension de Leon-Marc Levy sur le même livre

 


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A propos de l'écrivain

Aharon Appelfeld

Aharon Appelfeld, en hébreu אהרן אפלפלד, né le 16 février 1932 à Jadova, près de Czernowitz, Roumanie est un romancier et poète israélien.

Il est considéré comme le plus grand écrivain israélien de langue hébraïque de la fin du XXe siècle. Il se définit lui-même « comme un Juif qui écrit en Israël ».

Il a reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Médicis étranger en 2004, et le Prix Israël.

A propos du rédacteur

Anne Morin

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Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.