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Les Ailes du Désir de Wim Wenders

Ecrit par Sophie Galabru le 07.05.13 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques, Côté écrans

Les Ailes du Désir de Wim Wenders

 

Les Ailes du Désir, film de Wim Wenders sorti en 1987 est comme le conte de l'humanité de son enfance à sa vieillesse, de sa naissance à sa mort. Le monde des hommes y apparaît sous la forme d'un grand recueil polyphonique de pensées, perçues et recueillies par  l'oeil attentif de deux anges, Damiel et Cassiel. Ces anges écoutent ou plutôt sont les témoins des pensées secrètes, intérieures des hommes qui passent. Mais cette humanité, sous l'oeil de Wender n'est que juxtaposition de solitudes. Le monde résonne comme une grande interférence, une cacophonie des monologues. Vision étrange et étrangement réaliste du monde. Choisir Berlin n'est pas un hasard. C'est Berlin avant la chute de son mur, Berlin mélancolique et dévastée, Berlin qui sort tout juste de la guerre et du nazisme. Si le nazisme était haine de l'autre homme, on voit ici que Berlin, en négatif de son passé,  est le creuset de l'humanité.

 

Une vieille. Un enfant. Un fils qui pense à sa mère décédée. Une femme qui emménage. Un homme quitté. Derrières la multitude de pensées, et d'individus que nous croisons, Wenders réussit à donner une sorte de cohérence. A travers les infinis singuliers, se dessine l'universel humain, comme on l'entend dans le poème composé par P.Handke.

Et l'enfant se demande :

« Pourquoi est ce que je suis moi et pourquoi es tu toi?

Pourquoi suis je ici et pas ailleurs?

Où commence le temps?

N'est ce pas l'apparence du monde que je vois

Le mal existe-t-il vraiment?

Comment est ce que moi je deviens alors qu'avant je n'étais rien?

Moi qui suis moi je ne serais donc plus? »

 

L'enfant est le témoin privilégié de la contingence. L'adulte est le contrarié du quotidien. L'ange appartient à l'éternité. L'enfant n'a pas vraiment de pensées intérieures, il n'est pas hanté par le monologue de sa conscience, il est dans le présent du jeu. C'est un film sur la conscience intérieure, sur ces paroles de soi à soi qui nous enchaînent au passé et au futur, nous privant du présent. L'ange est peut être aussi le seul qui n'aie pas de pensées à lui. Ses pensées sont celles qu'il entend ou ce qu'il voit des autres. Et les deux anges se rapportent jour par jour les petites choses de la vie, les pensées intimes, dialogues, monologues intérieurs qu'ils ont vu , entendu, surpris  « une passant qui a fermé son parapluie pour se laisser tremper » Ce sont des anges gardien au premier sens du terme: ils gardent ce qu'ils voient de l'humanité. Ce sont aussi des êtres qui accompagnent les hommes, très discrètement, dans leur souffrance ou dans leur mort.

 

Mais l'ange sature d'éternité. Il veut un corps, un désir, un temps. Il veut dire « maintenant » et non pas « depuis toujours ». Il veut « vouloir mentir comme on respire » car l' éternité c'est l'acorporéité. Il veut pouvoir s'exalter contre le mal ou tout simplement enlever délicatement ses chaussures sous la table le soir. Son désespoir c'est le désespoir du pur esprit. « ne rien faire d'autre que regarder », car l'esprit ne peut qu'observer et penser, non juger, « se contenter des mots ». Ces anges sont condamnés à entendre le bruissement du monde. Avec eux nous sommes comme dans l'arrière monde, le monde du monde, et pourtant ce dernier semble plus réel que tout autre.

 

Ce que ce film révèle tout particulièrement c'est combien l'éternité n'est pas désirable, car intemporelle elle ne peut faire naître le désir. L'éternité à ne pas confondre avec immortalité, est en dehors de toute durée, c'est une atemporalité. Qui aurait des désirs, qui aurait donc un projet quand on a tout le temps ? Dans l'éternité, tout peut être toujours reporté. L'éternité est la stérilité. Dans l'éternité pas de passé, ni futur, pas de nostalgie ni d'espoir, pas d'histoire ni de projet.

 

L'ange principal, Damiel incarne un paradoxe, puisque il désire sortir de son non désir. Ce qui va lui donner ce désir c'est une femme. Une trapéziste, qui tente de virevolter mais semble toujours alourdie dans son vol par la mélancolie, par cette conscience qui tourne à vide. Cette trapéziste a la peur du vide non pas physique mais morale. «Je suis trop consciente pour être triste, je regarde devant moi et le monde me monte au coeur » et elle se répète « la peur, la peur la peur, le vide la peur » Elle est la tentative à elle seule de surmonter la conscience, pour l'être là. Elle essaye de ne plus penser, elle travaille sa spontanéité, refoule sa lucidité. Dans ce film, on ne sait si la conscience est l'apanage de l'homme ou d'un pur esprit. Tous ces hommes ont trop conscience. Seul l'ange parce qu'il a goûté aux voluptés du pur esprit, connaît le goût de l'incarnation. C'est un peu le problème, comment vivre au présent quand on a un passé et un futur. L'éternité n'est alors pas si différente du présent, comme Spinoza, Wenders révèle concrètement combien l'intensité du présent vécu est une éternité. Puisque l'éternité n'est pas temporelle nulle contradiction. Vivre intensément dans le présent c'est se rapprocher de l'éternité.

C'est aussi un film sur le désir amoureux, puisque l'ange sacrifie son éternité à une femme. N'est-ce-pas prendre une éternité pour une autre? Le problème est-il vraiment celui du temps et non pas plutôt et surtout celui du corps et de la conscience? Il semblerait que la conscience soit à la fois la source esthétique de Wenders comme l'ange noir des hommes. Le destin de l'humain serait le désir, c'est-à-dire le présent.

 

Sophie Galabru

 


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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Sophie Galabru est agrégée et docteure en philosophie. Ses recherches portent notamment sur la phénoménologie (en particulier l’œuvre d’Emmanuel Levinas), la philosophie du temps et de la narration.