Le Voyage au Congo, André Gide (par Olivia Guérin)
André GIDE (1927-1928), Voyage au Congo suivi de Le Retour du Tchad. Carnets de route, Paris, Folio, 2001.
Edition: Folio (Gallimard)
Un récit à double détente
Entre juillet 1925 et mai 1926, André Gide a effectué un voyage de près d’un an en Afrique Équatoriale Française, en compagnie de son ami le cinéaste Allégret, de l’embouchure du fleuve Congo au lac Tchad, ce qui représente plus de 3000 kilomètres. La première partie de ce voyage est relatée dans son Voyage au Congo (1927), et la seconde dans Le Retour du Tchad (1928).
Le projet initial de Gide est celui d’un voyage d’agrément, au cours duquel il prend plaisir à observer la faune et la flore africaine. A partir de ses impressions de voyage et de ses carnets de notes, l’auteur produit un récit de voyage qui se donne à voir comme une véritable œuvre littéraire. On y perçoit la grande fascination de Gide face à la nature qu’il observe en Afrique, dans un discours fortement marqué par la subjectivité, et qui est le fruit d’un véritable travail littéraire (pour comparaison, Allégret – qui pour sa part avait pour objectif de réaliser un film documentaire – a lui aussi rédigé un carnet de notes non destiné à la publication – publié à titre posthume [1] sous le titre Carnets du Congo. Voyage avec André Gide, et qui se présente comme un texte plus fragmentaire, plus spontané et moins travaillé sur le plan de l’écriture).
Mais dès les préparatifs, ce voyage s’annonce très coûteux, et Gide cherche des financements. Il s’adresse ainsi au Ministère des Colonies, qui lui accorde une aide financière et logistique, en échange de quoi l’auteur aura à rédiger des rapports sur l’organisation de l’administration coloniale – les commanditaires s’attendant à ce que l’auteur valorise les bienfaits de la colonisation et l’action « civilisatrice » de la France sur les territoires qu’elle a conquis en Afrique. Secondairement, Gide, grand amateur de chasse aux papillons, trouve également des fonds auprès du Muséum d’Histoire Naturelle, qui lui confie la mission de rapporter du Congo des spécimens endémiques de papillons.
Or, la mission d’observation confiée par le Ministère des Colonies va modifier sensiblement la tonalité et la configuration de l’œuvre de Gide. Certes, le projet initial des deux amis est bien celui d’un voyage d’agrément ; ainsi, l’écrivain-voyageur consacre la majeure partie de son texte à décrire la nature africaine dans des passages pittoresques et subjectifs, et à rendre compte de certaines pratiques africaines traditionnelles sur le mode de l’étonnement et de l’exotisme.
Cependant, ce que Gide observe au cours de son périple du fonctionnement de la colonie l’amène progressivement à s’engager dans une véritable enquête sur les conditions de vie faites aux populations de l’A.E.F. au sein de la société coloniale. S’il entreprend au départ ce périple avec le regard un peu « naïf » du voyageur en quête d’exotisme et de dépaysement, Gide finit par prendre à cœur sa mission d’observation, et se joint ainsi aux diverses voix des milieux littéraire et journalistique qui dénoncent à son époque les abus du colonialisme.
De fait, ce voyage au Congo, qui se déroule dans l’entre-deux-guerres, a lieu à l’apogée du fait colonial. C’est une période où l’idéologie coloniale est fortement diffusée en France. De manière plus générale, l’Occident justifie l’entreprise de colonisation en invoquant le fait qu’elle répondrait à une nécessité économique d’une part, et qu’elle serait d’autre part la mise en œuvre d’une mission civilisatrice de l’Occident vis-à-vis de peuples moins « civilisés », en particulier vis-à-vis de l’Afrique.
Mais dans les faits, le système colonial se caractérise par des abus multiples, de la part de l’administration coloniale et des sociétés d’exploitation, auxquelles le gouvernement a accordé des concessions, en particulier forestières : aliénation des terres ; impôts et prestations multiples ; réquisition pour le travail obligatoire (entretien des routes et construction de chemins de fer, dans des conditions déplorables qui génèrent une forte mortalité parmi les populations locales) ; cultures obligatoires ; justice à double vitesse ; tortures, exécutions sommaires, etc.
Ainsi le texte que Gide a produit à l’issue de ce voyage est finalement à double détente. Le corps du texte adopte la forme du journal de bord ; il est consacré à la narration des péripéties du voyage et à la description de la faune, de la flore, des paysages et des peuples africains. Mais au fur et à mesure, Gide en vient à ajouter à son texte des passages comportant des dénonciations du système colonial. Une seconde strate textuelle, plus ténue, mais bien présente, est dès lors constituée par les notes de bas de page, où se donne à lire un violent réquisitoire contre les errements du système colonial, à rebours des attentes des commanditaires du Ministère des Colonies. Gide dénonce ainsi divers types d’abus qu’on lui relate : assassinats et sévices graves ; négligences volontaires concernant l’hygiène, entraînant la maladie et la mort ; vols et fraudes ; incurie générale [2]. Les cibles privilégiées de Gide sont les grandes sociétés concessionnaires.
Par-delà sa visée littéraire initiale, le récit de voyage de Gide se donne également à lire comme un ouvrage en partie politique. En cela, le Voyage au Congo constitue tout autant un chef-d’œuvre de la littérature de voyage qu’un témoignage historique important sur la colonisation française en ce début de 20e siècle. L’ouvrage, par-delà sa valeur proprement littéraire, présente ainsi encore un intérêt documentaire et une forme d’actualité un siècle après sa rédaction. Par son biais, Gide a contribué aux côtés d’autres intellectuels à la prise de conscience des dysfonctionnements du colonialisme et au développement de la pensée anticoloniale.
Cependant, il convient de remarquer que la portion du texte consacrée à la dénonciation du système colonial reste au fond assez marginale dans l’ouvrage, ce qui réduit la portée et la force du réquisitoire. Et Gide reste un homme de son époque : lui-même n’est pas exempt de stéréotypes ethniques et culturels à l’égard des Africains, et il porte fréquemment sur ces peuples un regard qui n’est pas dénué de condescendance – son enthousiasme se donne à lire principalement pour la nature africaine, beaucoup moins pour les peuples africains. En cela, Gide reste marqué comme malgré lui par l’idéologie dominante à son époque.
[1] Marc ALLÉGRET (1987), Carnets du Congo. Voyage avec André Gide, Paris, Presses du CNRS.
[2] Marius-Ary Leblond et al. « Le Dossier de presse de Voyage au Congo et du Retour du Tchad », Bulletin des Amis d’André Gide, n°160, octobre 2008.
Olivia Guérin.
Aix Marseille Univ, CNRS, LPL, Aix-en-Provence, France.
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