Le philosophe sans maître, Ibn Tufayl (par Yasmina Mahdi)
Le philosophe sans maître, Ibn Tufayl, Traduit de l’arabe par Etienne-Marc Quatremer, février 2021, 215 pages, 9,10 €
Le philosophe autodidacte
Le philosophe sans maître ou Le Philosophe autodidacte est un « chef-d’œuvre de la philosophie arabo-andalouse » (Brenet), écrit par Abu Jaafar Ebn Tophail ou Ibn Tufayl (en arabe : ابن طفيل), né en 1110 à Wadi-Asch, aujourd’hui Guadix, et mort en 1185 à Marrakech, présenté ici dans la traduction d’Étienne Marc Quatremère (1782-1857). L’ouvrage commence par une allégeance à l’Islam, et d’emblée place le texte sous l’égide de la révélation et de la mystique.
Dans Le philosophe sans maître, l’exemple de l’homme aveugle, qui apprend par la seule force de son intelligence le nom et la qualité de ce qui l’entoure, est une théorie aristotélicienne de la reconnaissance des espèces et de leur classification. Une fois guéri, l’aveugle « trouvera toutes choses exactement conformes aux idées qu’il s’en était formées » (Tufayl). Bien entendu, cette faculté de connaissance ne s’obtient que grâce à « la contemplation », et ne parvient qu’avec « l’union », traduit en arabe par « la familiarité avec Dieu », la « sainteté parfaite ».
Néanmoins, une polémique s’inscrit en creux entre les contemplatifs et l’étude stricte de la nature ou des mathématiques des andalous, lesquels « n’ont point atteint la véritable perfection ». Ibn Tufayl cite (et critique) de nombreux philosophes, des logiciens comme Al-Fârâbî, qui ne voit le bonheur que dans l’existence terrestre, et Al Ghazâlî, qui affirme « que celui qui ne doute point n’examine jamais bien les choses, et que celui qui n’examine point ne voit jamais clairement ».
Le philosophe sans maître relate l’histoire de Hai Ebn Yokdan, Le Vivant, fils d’Éveillé ou de Vigilant (en arabe : حي بن يقظان), né de l’union interdite d’une princesse et du fils d’un roi tyrannique. Le nourrisson, pour être sauvé, comme Moïse, est caché dans un coffre (ce qui symbolise peut-être le contenant d’un trésor) « porté par le flux de la mer », atterrit sur une île déserte et est élevé à la mamelle d’une chèvre. Ibn Tufayl crée le mythe de l’enfant sauvage. Une certaine prééminence de l’homme sur l’animal amène l’enfant abandonné à réfléchir pour assurer sa sauvegarde et protéger sa nudité. La condition humaine « primitive » suivie de la théorie de l’évolution, avec l’homme qui se redresse, se sert de ses mains et se vêt, anticipent les thèses de Charles Darwin. L’enfant de l’île inhabitée étudie les comportements « des bêtes [qui] témoignaient de l’aversion pour celles de la même espèce qui étaient mortes ». Le garçon sans parole, sans filiation humaine, sans études, se rend compte de la « cessation universelle de mouvement » et découvre la mort. C’est donc par l’observation et l’expérience qu’il développe son intelligence, ce qui lui permet de pratiquer sans cours, sans maître, une autopsie. Il accomplit ainsi, par mimétisme avec un corbeau, les rites funéraires (référence à la Sourate V, La table servie, 31-32, Le Coran, trad. Jean Grosjean). Le jeune garçon perce les arcanes de la pluralité des espèces, de leur ressemblance ou de leur dissemblance, de la taxinomie, puis découvre le phénomène de la putréfaction et de la disparition charnelle.
C’est d’une façon empirique, en étudiant les animaux, en procédant à des dissections que, devenu jeune homme, Hai Ebn Yokdan parvient à bâtir, à coudre, à chasser. Le végétarien, le nomade se transforme alors en carnivore et en sédentaire. Ibn Tufayl parle à la fois d’« unité » et de « quelque légère différence particulière à chaque espèce ». Un bel inventaire botanique, zoologique, occupe une large place dans ce texte sublime. L’unicité, la « multiplicité », les « corps animés et inanimés », « la pesanteur » et « la légèreté » découlent de la Physique d’Aristote – les principes de science naturelle. Tufayl use de l’énoncé de la théologie apophatique, essayant d’approcher « l’Un », le « Dieu unique », par la suppression des contraires ou en parvenant à le contempler. Son héros Ebn Yokdan réalise que la matière est illusoire et éphémère, et se tourne alors vers « la considération des corps célestes » et cela sans un seul appareil de mesures (astrolabe, boussole, etc.). Il étudie la disposition des planètes, leur mouvement dans l’espace, la durée, se pose des questions encore d’actualité sur la possibilité de la présence d’un univers éternel, ou au contraire « si le monde avait un commencement », ou encore si « le corps des cieux était fini ».
Ebn Yokdan examine en argumentant les « propriétés des corps » et l’énigme de la création, adhérant à l’idée d’un « créateur ne pouvant être aperçu par les sens [car] impossible de le concevoir par l’imagination ». Il parvient « à la connaissance d’un Être suprême » pour Quatremère [un Agent volontaire, en arabe] et à pénétrer son « essence (…) incorporelle et exempte des propriétés du corps ». Il en conclut qu’après la mort, il y a délivrance, résurrection, souffrance éternelle et paradis. L’homme isolé se transforme peu à peu en ascète, en une sorte de sâdhu, et conçoit un principe d’égalité du vivant, des genres – une réflexion révolutionnaire ! Par ailleurs, l’on sent poindre peut-être une nostalgie de l’androgyne premier, à travers la « figure sphérique », et la tristesse de se savoir « sujet (…) à la dissolution ». S’éloignant des instincts bruts, à l’aide d’une dévotion profonde, l’homme retiré de la société accède à une plénitude. Hai Ebn Yokdan tourne sur lui-même, s’élevant jusqu’à l’extase, tels les derviches, jusqu’à l’« absorption pure », un « anéantissement parfait » (termes soufis) et « l’union extatique ».
D’extraordinaires images spéculaires défilent, diffractées par des miroirs mobiles « suivant l’ordre des sphères » – « visions » de félicité et également infernales de la fournaise. Cependant se produit un événement inattendu : la rencontre avec Azal, dont le périple ressemble un peu à une féerie des Mille et une nuits. Quittant une île voisine proche mais peuplée, une religion distincte, Azal s’aventure sur cette île déserte. La confrontation des deux hommes est bouleversante, entre l’ermite, le philosophe autodidacte, muet, et l’homme instruit, riche au départ, se vouant volontairement à l’ascétisme. La locution est élevée au rang des principes les plus sacrés, une vertu supérieure, de laquelle s’ensuit l’écriture, la vue ne suffisant pas à communiquer. Pourtant, Hai Ebn Yokdan craint de perdre « sa station sublime », « son premier état de contemplation ». L’antagonisme entre « la tradition », « la raison », se résout en se conformant au contenu de « la Loi de Dieu » (Le Coran). Ibn Tufayl envisage les actions des êtres humains dans le partage, la sagesse, loin de la « propriété des richesses » qui engendre le vol et le crime. Son pygmalion sans tache « croyait que tous les hommes étaient d’un bon caractère »… La thèse rousseauiste apparaît dans cette déclaration précurseur. Ibn Tufayl, contemporain d’Averroès, a influencé les philosophes des Lumières.
Ce bijou de la littérature arabe délivre un enseignement toujours d’actualité, un sens exotérique accessible au profane, rédigé dans une conception ésotérique éblouissante.
Yasmina Mahdi
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