Le Pays des petites pluies, Mary Austin (par Yasmina Mahdi)
Le Pays des petites pluies, février 2019, trad. et préface, François Specq, 190 pages, 8,90 €
Ecrivain(s): Mary Austin Edition: Le Mot et le Reste
La pionnière
Les éditions Le Mot et le Reste nous donnent à lire l’ouvrage lumineux de Mary Austin (1868-1934), Le Pays des petites pluies, dans lequel le paysage est le sujet du récit, « pays des frontières perdues » soumis l’été à « un intolérable éblouissement solaire ». Et pourtant il y pleut. Il y a des couleurs, des plus claires aux plus obscures, des formes, des plus élevées aux plus abyssales. Des accalmies et des tempêtes. De la chaleur intense et du gel. Et l’Indien veille, résiste, fier, dans la Vallée de la Mort. L’essence même de la vie sur terre trouve son accomplissement dans ce « véritable désert ». C’est une leçon de nature, presque une parthénogenèse dans laquelle certaines espèces s’auto-multiplient, s’épanouissent, non dans le chaos mais dans l’ordre primordial. Mary Austin identifie chaque arpent de cette terre de l’Ouest américain, l’inventorie, en confectionne un herbier vivace. Elle décrit avec délicatesse les vibrations de la végétation, les plantes adaptées à la sécheresse ou aux milieux aquatiques, les végétaux d’altitude, leurs types biologiques, le pelage des petites bêtes de cette région ; d’où un amour et une compassion à l’égard des espèces du monde végétal et animal.
Comme dans un western, l’on rencontre des chasseurs et des chercheurs d’or, et les pionniers et les migrants « en sont arrivés à peupler la terre la plus solitaire qui soit jamais sortie des mains de Dieu ». Lutter ou dépérir, telle est la loi, et l’auteur rajoute un jalon au mythe du désert des sierras, dans cet idiome du nature writing. Mary Austin cherche presque loupe en main le passage imperceptible des menus animaux, insectes ou mammifères. Tapie à même le sol, au plus près de l’infime. Et tout ce peuple rampant, courant ou voltigeant, converge vers un point unique : l’eau. L’auteure donne à la gent animale de la noblesse sans l’astreindre à la répétition de l’instinct et décrit aussi bien les habitus de jour que de nuit – « Toute la nuit les abords de la source résonnent de bruissements et hululements assourdis, avec de rares petits cris d’agonie mortelle ». À la manière d’une Indienne, la romancière lit les indices du paysage parfois enfouis profondément. Selon elle, souffrance et conscience de la finitude animent les bêtes sauvages et domestiques, et l’homme n’est pas le seul à posséder l’appréhension du « caractère inévitable » de la mort. Ainsi, le respect pour l’autorégulation d’une nature libre est une acception très contemporaine. L’ouvrage est séquencé à la façon des parcelles d’un vaste territoire, en autant de strates géologiques que mémorielles. Le Pays des petites pluies est un merveilleux manuel de géographie, un enseignement de la botanique sur la pollinisation, une leçon d’humanisme. Une mystique de la beauté et du temps nimbe chaque matin de chaque saison.
Un engagement émouvant envers les Indiens anime Mary Austin. L’auteure rapporte les confidences d’un des derniers « homme-médecine » indien Shoshone, ainsi que les us et coutumes des Païutes, autres indiens « dont les habitants ont la faculté qu’ont les cailles de se rendre presque invisibles sous le couvert des broussailles à l’approche des étrangers ». En anthropologue avertie, elle anticipe le choc culturel entre les croyances traditionnelles des Amérindiens et les croyances rationnelles du « Blanc », en une vision dépourvue de manichéisme ou de clichés folkloriques – en fait, un propos précurseur. Pensée développée en 2009 par Javier Barraycoa, dans La mort du temps. Tribalisme, civilisation et néotribalisme dans la construction culturelle du temps (Pulim) : « Dans le récit de Jünger décrivant la supériorité de l’homme occidental dû à son autocontrôle du temps mesurable, la situation n’est plus la même lorsque les deux catégories d’hommes partent à la chasse. Un autre “temps” surgit alors, dans lequel l’aborigène se montre infiniment supérieur à l’homme occidental. (…) Ces rythmes organiques ont toujours inquiété l’homme occidental qui ne semble connaître que les rythmes réguliers ou “mécaniques” ».
La beauté sculpturale des plantes et leur effloraison est telle que Mary Austin y voit la révélation biblique, « peut-être l’explication du buisson ardent ». Dans Le Pays des petites pluies, « quel que soit ce qui monte ou descend les rues des montagnes, l’eau a la priorité » et engendre « la floraison luxuriante qui est la merveille des canyons de la sierra ». Ce précis de nature est un trope, une rhétorique, depuis Rousseau, et l’auteure emprunte le plus souvent à l’hypallage, à la catachrèse, pour décrire le sublime du paysage. La grande romancière sacralise les arbres, « les sapins (…) des pentes orientales [dont les] minarets de branches fixés en étoiles touchent au ciel ». En musicienne, elle recueille les sons de tous les éléments du macrocosme. En pionnière, elle recueille les propos d’une Païute. Passés les guerres et les conflits, le vol des terres, la femme indienne se confie à elle. Tour à tour victime et « proie des conquérants », elle élève seule ses enfants à l’intérieur de ce pays rude et sauvage, mais, nous dit Mary Austin, « en fait elle en sait tout autant que vous qui êtes habitué d’un plus grand espoir »…
Yasmina Mahdi
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