Le Message réisophique, Laurent Albarracin (par Marc Wetzel)
Ecrit par Marc Wetzel le 11.06.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Essais, Arfuyen
Le Message réisophique, Laurent Albarracin - Arfuyen, 112 pages, mai 2025, 14 €

"Les poissons sont pisciformes parce qu'ils naissent d'eux-mêmes : ils grossissent peu à peu puis s'étirent jusqu'à se détacher d'eux au point de rupture de la queue, dans une sorte d'allongement abrégé dont ils sont l'histoire. Tout se passe comme si le poisson traversait un miroir - ou simplement la surface d'une eau claire - et que cette traversée lui donnait sa forme. La lente apparition-disparition du poisson est le poisson" (§ 234)
"Réisophie", étymologiquement, c'est la sagesse des choses. Et le Réisophe est celui qui s'y rend attentif. Parce qu'il sent qu'un contact bien compris avec les choses pourrait être leçon suffisante d'existence.
Une chose, on le sait, est un morceau de réalité quelconque (c'est plutôt le tout-venant du monde, sa forme usuelle de présence distincte), plutôt stable (un être fluide, qui ne cesse de s'écouler et changer de forme, est moins facilement chose) et autonome (en tout cas assez indépendant du reste, individué, comme formé pour rester un) : un galet, une tasse, une clé, une boîte, un arrosoir. L'intuition décisive de Laurent Albarracin semble être celle-ci : la chose est quelconque parce qu'elle est exposée (elle est prise dans le jeu des forces, elle est faite de la chair indigène du monde, elle interagit par principe - ou entrepâtit - avec les autres) ; elle est stable parce qu'elle insiste (elle est dans l'effort continu de subsister); elle est autonome enfin parce qu'elle est intéressée à elle-même (elle est à son affaire, et son affaire, c'est d'être ; elle accède à ce dont elle est faite, et elle "approuve", comme structurellement et dynamiquement, ce qu'elle est). Et de cette intuition, découle ceci : de tout être ainsi exposé (ce qu'un nombre, une idée ou une loi ne sont pas), insistant (au contraire d'un événement) et tenant à soi (là où l'objet est tenu à et par son usage), il y a à s'instruire. Par exemple, être exposé au monde, c'est autant pouvoir s'y intégrer que risquer d'en être désintégré ; insister, c'est faire l'effort de se reconduire, mais risquer de se répéter ; tenir à soi, c'est pouvoir compter sur ses propriétés, mais dépendre de sa propre structure ou loi. Mais la formidable intuition d'Albarracin illustre (et justifie) cette étrange proximité de "chose" et de "cause" (le premier mot vient du second) : "causa", en latin, c'est, on le sait, à la fois une condition de production (ou une occasion de se déterminer, un motif) et un parti à défendre (un cas à régler, une affaire à mener). La chose, elle, observent nos Réisophes, continue sa cause en reconduisant sa présence, et remet son affaire en jeu, dans l'indéfinie situation de devoir s'actualiser. Elle se cherche, elle s'efforce de trouver son sort de monde (même si "tout ne se trouve qu'en se transformant" § 42).
C'est que Laurent Albarracin (qui est un poète véritablement créateur, libre et subtil - comme on aime en admirer) est lui-même, fondamentalement, un chercheur. Mais d'une espèce toute particulière, parce qu'il cherche ce qui est. Ordinairement, "chercher est comme déblayer ce qu'il y a" (écrit-il, § 252) "en espérant trouver ce qu'il n'y a pas". Lui en est plutôt - à la Wittgenstein, à la Rosset - à déblayer ce qu'il n'y a pas, pour trouver ce qu'il y a. Et ce qu'il y a donc pour lui, avant tout, c'est, non pas l'intensité des événements, le courage ou la justice des actions, ni même la beauté des gestes, mais la sagesse des choses. La confrérie des Réisophes (qu'il rêve n'avoir pas inventée) est faite des sectateurs d'une vive attention à la sagesse des choses. C'est que les choses (la cruche, le banc, la passerelle ... dirait Heidegger ; le gant, l'allumette, l'oignon, la flèche, le bol, le râteau, dirait plutôt Albarracin) sont en effet, par elles-mêmes, instructivement sages.
Sages, non pas seulement par leur discrétion, leur docilité, leur constance (qui leur permettent, spéculait Heidegger, d'aisément "jouer le jeu du monde"), mais parce que, tel l'homme modéré et avisé, notre "Sage" donc, une chose se contente de la place que lui fait le monde, ne se soucie nullement de ce qui lui échappe, s'en tient à la formule de présence par et pour laquelle elle est là. Et le Réisophe observe cette sorte de ménagement cosmique, s'en inspire et réjouit : il est amateur, exclusivement, des épiphanies anodines et auto-soutenues que se montrent être les choses, s'abstenant d'ouvrir champ plus large que le leur (§ 216), accédant à elles par les portes pour lui "finement ouvragées" de leurs "détails" (§ 81), se satisfaisant de cela même qu'elles se satisfont d'être; puisque "cela, c'est le signe qui désigne la chose, mais depuis elle-même, qui réfère à la chose en émanant d'elle" (§ 16). Le Réisophe est amoureux de leur placide plénitude, goûteur de la proximité qu'elles ont avec le monde, "chevalier secret" de leur "justesse" (§ 12) : c'est "l'approbation" même "des choses devant ce qu'elles sont" (§ 5) qui le hante et l'anime (car qui saurait mieux s'occuper de la chose qu'il est lui-même ... qu'elles ?). Mais son "oui" au monde a sérénité ... bien dynamique ("Avant tout, se tenir aussi tranquille et peu explosé qu'un baril de poudre" § 205)
Laurent Albarracin, jugerait un philosophe, est, sinon un matérialiste (car sa vie propre des choses y constituerait une assez animiste hérésie), du moins un corporalisme. On a beau vivre, et donc savoir organiser la matière qu'on est, on reste avant tout chose : comme le poisson, suivi plus haut, le chien aussi est chose parce que son "âme" (avec ses yeux tout demandeurs), "est si claire qu'il est comme une fenêtre assise" (§ 55). De même, la "sangularité" du sanglier, qu'on "dirait tout entier un soc avec des sourcils froncés occupé à son labour personnel" (§ 229). La grenouille est "savonnette où les pattes figurent sa propension à fuir" (§ 163), la poule "un petit cheval à bascule" - pour picorer - "de la taille d'une selle de cheval" (§ 193). De même l'homme, qui, s'observant bien, est d'abord chose.
Chose comme exposé à gravitation, à lumière ("Ton ombre au sol est une valise que tu dois convoyer jusqu'à la nuit", § 51) comme à ... ambivalence : sa propre bouche est à la fois pour lui "fruit absolu" et vide avide (§ 46 et 22), ses yeux sont "phares égoïstes" (§ 161). L'homme est toujours assez chose pour s'instruire des choses, lui aussi se déformant - et distordant - sous les contraintes, devant répartir (et faire avec) ses constituants, limiter ses pertes et assimiler ses gains, ou devancer sa propre absence ("L'absence trouve des semelles dans les pas qui la précèdent", § 235). Lui aussi, comme la chose, insiste sous conditions, plonge en ce qu'il est sans s'y noyer, et doit laisser faire cela même qui lui permet de faire (comme disait Ricoeur, je commande à mon bras, mais lui seul sait alors étendre ou contracter ses muscles). Comme le dit aussi, à sa façon de poète, Albarracin : "laisser faire, c'est dérouler le plus beau des tapis rouges" (§ 237).
Mais une bonne manière, dit-il, de saisir l'essence (la nature coutumière, la finalité intime) des choses est aussi de les brusquer finement, d'en détourner ou contredire savamment l'usage. Le paradoxe bien exercé en musclera l'accès. Ainsi, en m'efforçant (absurdement) d'enterrer une pelle (§ 303 ; voir aussi § 198), je comprends, par contraste, mieux son être propre : ramasser ce dans quoi elle s'enfonce. Et l'enterrer (mais avec quoi ?), c'est enfouir instructivement son moyen même d'y parvenir. Le renversement des gestes, la délocalisation des épicentres, la reprise d'une figure à la lettre, l'application du moyen à lui-même comme fin burlesque (soulever l'épiphanie par sa fève !) sont ici autant d'exercices privatifs de présence, qui révèlent mieux la proximité des choses en la sabordant ou la caricaturant. Ainsi, au fil des notes prises, "ficher la cible dans la flèche", "se vêtir d'une cabine d'essayage", "monter sur un changement d'échelle", "offir une bouteille à la mer", "caricaturer un cercle en lui tirant les oreilles", ou même "boire vraiment un verre" (!) ... sont autant de rites de compréhension, mêlant pour nous, à chaque occurrence, un atelier de mots à un vocabulaire de choses, tous aussi malicieux qu'"arracher le mot et faire venir la motte avec".
Les lecteurs érudits évoqueront sans doute l'humour sagace d'un Borges, ou une sorte de ping-pong sans merci ni rancune entre Ponge et Michaux, comme les spécialistes pressentiront qu'on a peut-être ici lu (et compris !) de près Georges Simondon (et la structuration de la chose à partir de la réalité pré-individuelle) Raymond Ruyer (et l'auto-surplomb des êtres véritables, la surface absolue depuis laquelle ils mènent leur unité) ou Vincent Fleury (et les nécessités dynamiques de toute morphogenèse), mais les amateurs d'ontologie doctrinale seront, tant mieux, décus : l'articulation du réel reste ici à bon droit ludique par le formidable pressentiment que, justement et d'abord, le réel joue à lui-même pour pouvoir se produire et devoir se risquer. Autant que sa facétieuse fidélité au jeu propre du monde, c'est la bouleversante intelligence du propos qui frappe ici, la familière, inventive, généreuse et précise lucidité dont elle fait partout preuve. Et cinq courts passages, nettement, le diront mieux :
Familiarité, d'abord :
"Des fumigations de café noir accompagnent les premiers gestes matinaux du Réisophe. C'est que déjà il médite et cherche à déterminer l'hémisphère boréal de son bol" (§ 187)
Inventivité, ensuite :
"Un Réisophe pourra faire fondre sans peine une enclume dans un peu d'eau. Il lui suffit pour cela de plonger ladite enclume dans un verre d'eau et de compter sur l'extrême transparence de l'eau, laquelle transparence, se communiquant à l'objet immergé, le dissoudra aussitôt comme le plus corrosif des acides. Il est d'ailleurs remarquable que très peu de cas d'enclume visible au fond d'un verre d'eau n'aient jamais été recensés dans la littérature spécialisée. N'est-ce pas là la preuve qu'une enclume ne s'y maintient pas plus longtemps qu'un morceau de sucre ? Ce qui ne signifie pas qu'elle n'y est pas présente, mais seulement à l'état de trace, d'une mémoire dans le poids écrasant de l'eau" (§ 153)
Générosité, mais vigilante :
"Dans l'attirail du parfait Réisophe, il y a la lanterne d'ombre qu'il promène parmi les choses pour les rafraîchir" (§ 298)
et :
"La lampe est une chose qui modifie les choses autour d'elles. En éclairant les choses, la lampe les fait un peu lampes et légèrement éclairantes. Comme une clef à effet domino : ouvrant une porte s'ouvrant sur une pièce dont les murs tomberaient un à un " (§ 194)
Précision, même méticulosité d'approche et de dénomination :
"Même si le concept est censé être connu de tous, rappelons que l'insistence ne doit pas être confondue avec l'insistance. Alors que celle-ci manifeste une obstination un peu lourde, l'insistence est légère et relève d'un surgissement des choses dans les choses. Le e au lieu du a figure l'être qui naît et s'élève au sein de la répétition. Le concept d'insistence rend compte de cette pénétration de la chose par elle-même et de son déploiement en elle. C'est ce mode d'insistence privilégié de la chose qui lui permet, dans le léger décalage de sa réitération, de trouver la place où elle est ce qu'elle est. L'insistence est la manière qu'a la chose d'apparaître à l'intérieur d'elle-même. Avec l'insistence, le martellement de la chose lui devient une sorte de baume" (§ 62)
Lucidité, enfin :
"Le Réisophe et le tautologue spéculent sur la chose depuis ses ressources propres. Ils parviennent tant bien que mal à tirer un revenu de la chose, mais c'est un revenu de loin, un petit pécule de distance déchantée. De la chose, ils se font un dépit profitable" (§ 117).
Mais nous, de la chose qu'est ce chef-d'oeuvre, nous faisons une "profitable" jubilation !
Tout en laissant volontiers - à la malicieuse invitation de l'auteur - la chose tirer ici tout transitoirement du langage humain sa propre impeccable hygiène :
"Soyons clairs : le message réisophique va de la chose à la chose. Il ne nous est pas adressé. Il va de la chose à la chose en en sortant pour y entrer, et c'est pourquoi il nous apparaît comme une acrobatie, une pirouette, un soleil. La question immense et magnifique que nous percevons et tentons d'intercepter dans la boucle de la chose sur la chose n'est que la forme humaine et provisoire que prend la confirmation qu'elle s'adresse. Il va de soi que la sortie de la chose dans le domaine du langage n'est pour elle qu'une petite promenade de santé" (§ 30)
Marc Wetzel
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Laurent Albarracin, né en 1970. Poète, critique littéraire et éditeur (Le Cadran Ligné). Premiers contacts avec ses Réisophes en 2009. Anime, depuis 2017, avec Pierre Vinclair et Guillaume Condello, la revue de création en ligne Catastrophes. Une oeuvre abondante, drôle et subtile. Par exemple : Cela (2016, Rougerie), Contrebande (2021, Le Corridor bleu), Le Château qui flottait (2022, Lurlure), Shifumi (2022, Pierre Mainard éditeur), et, bien sûr, le "Manuel de Réisophie pratique" (2022, Arfuyen), sommet, déjà, de vivacité et finesse.
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A propos du rédacteur
Marc Wetzel
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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.