Le Jour d’avant, Sorj Chalandon
Le Jour d’avant, août 2017, 336 pages, 20,90 €
Ecrivain(s): Sorj Chalandon Edition: Grasset
Après quatre jours d’arrêt de la mine, à la reprise de l’activité, le 27 décembre 1974, à 6h30 du matin, un bruit sourd retentit au fond d’une galerie de la fosse 3 dite Saint-Amé du siège 19 du groupe Lens-Liévin à Liévin dans le Pas-de-Calais. C’est un quartier de Six sillons qui a été touché, situé à 50 mètres en aval du niveau -70, dans le secteur de la taille 31. Le carreau de la mine se trouve bientôt envahi par les proches en quête d’informations. Le bilan est très lourd : 42 morts. Une enquête sera ouverte. Les syndicats CGT et FO se porteront partie civile. Assez rapidement, des faits de négligence seront révélés. Le coup de grisou sera confirmé par des experts. La bataille juridique durera jusqu’en 1981 (Extrait emprunté au site de l’INA intitulé Mémoire de mines qui relate la catastrophe). Le dernier roman de Sorj Chalandon, Le Jour d’avant, est dédié à la mémoire de ces Quarante-deux mineurs.
L’auteur s’empare de ce fait divers pour construire une fiction.
Ce n’est pas le premier roman où Sorj Chalandon trouve le chemin d’une histoire singulière pour rendre compte d’un évènement historique.
Quelle stratégie utilise-t-il, cette fois, pour capter ses lecteurs ? Il choisit de prendre le parti de fouiller les blancs de cette tragédie à travers une famille, les Flavent, dont nous allons suivre la trajectoire de la paysannerie au monde ouvrier. Il délègue le rôle de narrateur à Michel, le cadet. « Notre pays parlait de terre et de charbon ». C’est à travers son regard sur les évènements qui jalonnent sa vie, qu’au fil des pages vont se déployer les étapes d’un drame qui s’étend sur une période de plus de quarante ans.
L’auteur passe, sans cesse, d’une vie singulière, observée au plus près de l’intériorité du personnage principal qui traverse toute une série d’épreuves, à la catastrophe collective qui le hante depuis tant d’années. Le narrateur dit lui-même : « J’étais empoisonné ».
Revenons un moment au cœur du récit. Joseph, dit Jojo, est l’aîné d’une famille de deux enfants. Pour Michel, son cadet de douze ans, il est un héros, celui qui rêve de devenir coureur automobile et qui, rejoint par la nécessité, deviendra mineur à vingt ans, comme tant de jeunes de la région. C’est leur destin. Une existence que pendant quelques années Joseph lui fera découvrir et qui le fera rêver lorsqu’il imite « Le chant du travail ». Les parents étaient paysans, les enfants deviennent ouvriers : « C’est comme ça la vie ! » lui répète Joseph à l’envi. Toute son enfance, Michel coule « des jours sans histoire ». Joseph, lui, avec sa première paie, s’offre un grand luxe, « Le cyclomoteur, la Rolls des gens honnêtes. Il emmènera son jeune frère dans de grisantes randonnées ».
Mais, un jour, Michel, lorsqu’il a seize ans, voit tout son univers s’effondrer. Joseph trouve la mort dans des circonstances qui ne seront éclaircies qu’à la toute fin du roman. Après le drame de la mine, la mort de son frère, le départ de sa belle-sœur en Pologne d’où elle est originaire et le suicide de son père, Michel se jure d’échapper à cet engrenage fatal. « Elle se gavait d’hommes, la mine ».
Il refuse de toutes ses forces la fatalité de sa filiation. « Ma famille se déchirait. Mon rêve s’était enfui ». Il choisit de quitter le Nord, de quitter sa famille, de fuir les corons, de vivre à Paris où il devient chauffeur routier. « Une vie au fond, une autre à l’air » se dit-il. Il se marie avec Cécile, une institutrice, qui l’aime et le comprend. Mais chaque moment de son existence le ramène à la mine qui lui colle à la peau comme la chemise de Nessus. Au fil des années, il invente à ce frère une légende entre réalité et fantasme. La pesanteur de celui-ci devient de plus en plus obsédante au fur et à mesure que les souvenirs s’estompent. L’Absent ne cesse de réclamer son dû. Il rôde comme un fantôme envahissant…
Malgré la tentation du héros à mener sa vie normalement, allant jusqu’à se doter d’un nom d’emprunt pour se fondre dans l’anonymat, le frère aîné refuse de disparaître dans les limbes de la mémoire. Avec une obstination acharnée, Michel constitue un cahier des charges où il recueille tous les documents se rapportant à la catastrophe. Dans un box, au sous-sol de son immeuble, il édifie un mausolée à la gloire de la mine en amoncelant tous les objets qu’il repère dans des brocantes. Ce lieu de recel où il a rassemblé « le peuple du fond de la terre ». Elle est là « son armée noire. Son histoire, ses espoirs, ses peines, ses drames, ses rares joies hantaient cette pièce ». Il y avait enfermé ses « effrois du charbon ». Elle devient son refuge où, chaque jour, il peut ressasser son désespoir.
Les années passant, Michel s’installe dans la mélancolie d’un deuil impossible. Il se perd dans les dédales de sa mémoire comme on se perd dans les couloirs souterrains qui mènent au fond de la fosse. Cela le conduit à un désir de vengeance qui va mûrir longuement. Il attend que tous ceux qu’il aimait aient disparu. Il met son « passé en vente ». Et il retourne au pays pour passer à l’acte. Mais la cible qu’il atteint n’est pas la bonne. Il paiera très cher son geste.
Il sera jugé pour homicide devant une cour d’assises. « J’attends ce procès depuis quarante ans ». Mais la présentation des faits dans sa sécheresse glacée le dépossèdera de toute expression possible de ses émotions, lui ôtant ainsi la possibilité de toute parole vraie. Durant les interminables journées du procès, remontra du fond de sa mémoire un flot bouillonnant d’images qui rendent palpable toute la force du monde des « forçats de la mine ». Mais face aux silences ou aux mensonges des institutions, il répondra par le mutisme, par un « Je préfère ne pas » obstiné qui donnera un sens plein à ses silences face aux discours stéréotypés de tous ceux qui le jugent : les journalistes avides de sensationnel, l’avocat général avide de gloire facile, le jury glouton de détails. Lui qui se voulait le scribe de la mémoire du frère mort, lui qui voulait forcer un chemin pour la restauration des oubliés de la mine, de telle sorte que puisse se tracer, à l’ombre des mots, une reconnaissance de ce qu’ils furent, ces espoirs resteront à jamais en errance, en mal d’inscription.
Condamné, il sera confronté malgré lui aux galeries sombres, si semblables à celle de la mine, aux couloirs interminables qui le conduisent de la cellule de la prison au tribunal et du tribunal à sa cellule. À la fin, Michel rejoindra le trou noir, le caveau, la geôle, la prison mentale dont il n’a jamais réussi à s’échapper. « J’ai entendu le claquement d’un verrou métallique, le même que celui de mon box parisien. Mon musée des honneurs, ma bataille perdue ». La boucle sera définitivement bouclée.
Comment traduire le silence lorsque le bruit est fracassant ? Comment traduire l’impossible à dire et surtout à être entendu ?
A travers les souvenirs brûlants de son narrateur qui s’exprime à la première personne, Sorj Chalandon va s’acharner à remplir les blancs, les manques, les dissimulations, les camouflages des récits officiels, en faisant revivre tout un monde, toute une vie. Il va incarner les faits bruts et brutaux en entourant le récit principal de celui d’une cohorte de personnages qui vont habiller l’information de chair, de sang et de larmes.
Malgré la dominante du noir et du blanc, son écriture est riche de contrastes grâce à la diversité de discours utilisés par les différents intervenants du récit.
La progression dramatique met en évidence l’importance accordée au sous-sol qui devient une métaphore filée de l’enfermement physique et psychique du héros.
Dans un va-et-vient constant entre plan panoramique et gros plan, entre scènes de genre et tableaux d’ensemble, entre l’intime et le social, il retrace toutes les péripéties de l’histoire de son héros.
Pour faire comprendre l’ampleur de l’évènement, l’auteur personnifie la mine. Elle devient dans certaines pages un monstre vivant qui, tel le Minotaure, avale ses proies : « Et comme tous les gars d’ici, la mine a fini par le dévorer ».
L’énigme est construite en abyme. Même si plusieurs indices sont disséminés au long des pages, la vérité ne se révèlera qu’à la toute fin du récit.
Dans ce roman, la question individuelle prend la fonction de la restauration d’une utopie collective. On peut considérer que l’auteur, par son écriture emplie de tendresse, dresse un tombeau poétique à la gloire des mineurs tombés au labeur.
La littérature du vide, du présentisme, s’oppose à une littérature qui se ressaisit de l’épaisseur charnelle de l’Histoire. En opposition aux écrivains du nihilisme, dans les œuvres desquels transpire un tragique morbide qui prolifère aujourd’hui dans notre monde désabusé, Sorj Chalandon, tout en se gardant bien de se revendiquer d’une littérature engagée, fait ressortir dans ce roman un tragique généreux en réinstallant la fiction dans l’épaisseur sociale et politique de notre temps. Il nous présente une véritable épopée de la mine.
« Mourir pour le profit de la Compagnie nationale des Houillères ? ». Avec une grande pudeur, l’auteur, comme dans tous ses autres romans, ne cherche pas à revendiquer une quelconque posture idéologique. Sa visée se borne à relater le plus objectivement possible une situation. Il se place en surplomb. Les questions sont renvoyées au lecteur. A lui de tirer les conclusions.
Si on se penche attentivement sur son travail, le monde décrit par Sorj Chalandon dans Le Jour d’avantdéborde largement la sphère de la mine, aujourd’hui vouée à la friche. En effet, nous pouvons appréhender son narrateur comme « Figure » de tout humain dans son activité professionnelle telle qu’elle est conçue par les puissances d’argent et de pouvoir. « Si on fait trop de sécurité, on ne fait pas de rendement » répète sans cesse le contremaître.
Avec subtilité, l’auteur démasque la fragilité de l’individu face à des forces dominantes qui aplatissent toute forme de révolte en agissant comme un rouleau compresseur. La confrontation idéologique est rendue ardue au sein même de la mine par la complexité des rouages échafaudés par des experts, par la parcellisation des tâches à laquelle il faut ajouter les antagonismes qui naissent au sein même d’une unité fortement hiérarchisée. En effet, la communauté minière n’est pas homogène et les intérêts sont parfois contradictoires.
Le plus souvent, certains individus, pris dans cette spirale infernale, ne pensent plus qu’à sauver leur peau plutôt qu’à s’inscrire dans un monde solidaire, ouvert à l’altérité et combatif.
Au-delà de la tragédie de la mine, Sorj Chalandon nous pose toute une cascade de questions existentielles : Qui détient la vérité ? Dans quels méandres de la mémoire se cache-t-elle ? Dans quelles circonstances se dévoile-t-elle ? Se montre-t-elle jamais nue ? Quelle est la part de la réalité, quelle est la part du fantasme lorsqu’on relate un évènement ? Quelle est la part de bonne et de mauvaise foi ? Ce travestissement est-il inconscient ou parfaitement délibéré ? Et enfin, quelles sont les circonstances indispensables pour qu’elle puisse se faire entendre ?
Lorsqu’on clôt Le Jour d’avant, on en sort enrichi du savoir sur un milieu, sur les comportements collectifs, mais plus encore sur une connaissance plus fine des ressorts de l’âme humaine.
Pierrette Epsztein
- Vu : 19714