Le Grand Rafraîchissement, Benoît Duteurtre (par Patrick Abraham)
Le Grand Rafraîchissement, Benoît Duteurtre, Gallimard, 2024, 215 pages, 20 euros.
Edition: Gallimard
On ne lira pas, hélas ! Le Grand Rafraîchissement de Benoît Duteurtre comme on lisait n’importe quel autre livre de Benoît Duteurtre, et pour une raison imparable : Benoît Duteurtre est mort en juillet 2024 ; il s’agit donc, sauf inédits posthumes, d’un ouvrage ultime, paru en janvier de la même année.
Il ne faut cependant pas exagérer cette circonstance et voir à toute force dans Le Grand Rafraîchissement, qui complète une œuvre déjà importante mais ne prétend pas la parachever, un exercice testamentaire. Benoît Duteurtre n’avait pas prévu de mourir si soudainement, à soixante-quatre ans, des suites d’un malaise cardiaque, alors qu’il séjournait avec son compagnon au Valtin, dans les montagnes vosgiennes, où il possédait une maison et où il a été inhumé. Il n’avait pas l’intention de nous transmettre une vérité définitive. Il ne s’adresse pas à nous d’outre-tombe.
Comme pour les précédents romans de Duteurtre, qui a eu une formation de musicien, a animé une excellente émission sur France Musique, Étonnez-moi, Benoît, et s’est fait le défenseur de compositeurs oubliés et de répertoires souvent méprisés par les théoriciens de la modernité et les propagandistes de l’avant-garde (l’opérette par exemple), le récit se caractérise par sa structure fragmentée, polyphonique aurait-on envie de dire si le terme n’avait pas été tant galvaudé.
Il y a en effet trois fils narratifs dans Le Grand Rafraîchissement, entremêlés avec habileté et efficacité. Le premier fil (utopique) renvoie au titre un brin provocateur (Mme Tondelier, qui a construit sa carrière sur la hausse des températures, a dû se mettre en colère si le livre lui est tombé entre les mains, ce dont on peut douter) : un beau jour, en Europe et en France, on constate que le processus de réchauffement prétendument inexorable se ralentit, puis s’inverse, avec toutes les conséquences joyeuses qui en résultent. L’hiver est à nouveau froid et enneigé, le printemps capricieux, l’été chaud sans canicule excessive, l’automne pluvieux et mélancolique. Fleuves, rivières et torrents retrouvent leur niveau et leur débit de jadis. On démonte les éoliennes. On coupe du bois, on mange de la viande, on commande un jambon-beurre à la terrasse d’un bistrot, on conduit sa voiture sans mauvaise conscience.
Le deuxième fil se rattache à la chronique intime, si l’on veut, mais non intimiste : Duteurtre, sans narcissisme, nous raconte des épisodes de son existence de bourgeois parisien propriétaire d’un appartement en bord de Seine, proche de Notre-Dame, à la fois privilégiée et enquiquinée par les mille tracas que semblent résolus à lui réserver, dès potron-minet, chauffeurs-livreurs, ouvriers du bâtiment et chanteurs de rue stéréophoniques.
On se reportera avec profit à son pamphlet, Les Dents de la maire (Fayard, 2020), où Mme Hidalgo, ennemie des automobilistes et thuriféraire des voies cyclables et des travaux d’aménagements interminables, en prend pour son grade.
Le troisième fil est fictionnel puisque l’auteur, en se servant de quelques-uns de ses voisins, agence une fable (presque) réaliste où s’illustre de façon exemplaire la manie punitive d’une certaine classe politique et médiatique, au nom des valeurs civiques les plus éminentes bien sûr : comme il est scandaleux que la jeunesse encapuchée des banlieues occupe si majoritairement les cellules de prison, envoyons-y, par idéologie égalitariste et obsession statisticienne, les habitants des beaux quartiers (du VIIème arrondissement en l’occurrence) même pour les délits les plus anodins ou saugrenus : traverser un boulevard en dehors du passage piéton ; se promener avec des couteaux de cuisine achetés au Bon Marché ; plaider la cause, quand on est un « ténor du barreau », d’hommes d’affaires corrompus plutôt que de petits caïds discriminés ; avoir le culot de céder sa place à une femme dans un bus ou une rame de métro, perpétuant ainsi les micro-agressions du male gaze !
Et hop, au trou ! Ce principe dystopique était déjà au cœur de Dénoncez-vous les uns les autres (Fayard, 2022), chroniqué ici même.
Les fils un et trois se rejoignent dans le chapitre pénultième (« Le bonheur à Castel-Noroy ») où, grâce au retour d’un climat tempéré et à plusieurs bouleversements opportuns, un art de vivre à la française honni par les ligues vertueuses de gauche et d’extrême-gauche (car « raciste », « masculiniste » et « réactionnaire » !) renaît.
Pour paraphraser Finkielkraut, Duteurtre, comme Houellebecq mais avec plus de légèreté et moins de profondeur, est (enfin était) un mécontemporain. Il n’aime pas la période de l’histoire où nous ne finissons pas de nous enliser. Il n’aime pas les ligues vertueuses susmentionnées (dont Mme Tondelier est une représentante scrupuleuse), héritières des cohortes staliniennes et des milices maoïstes, prêtes à réduire au silence et à enfermer quiconque aurait l’audace de ne pas penser comme elles, ligues auxquelles l’élection de M. Trump a infligé un cinglant camouflet – mais, pour notre infortune, les troupes de M. Trump sont elles aussi constituées d’excités vertueux quoique d’un camp opposé : nous ne sommes pas sortis de l’auberge !
Léautaud, je crois, proposait trois critères qui définissent les qualités d’un écrivain majeur : il crée (ou recrée) un monde, un milieu ; il l’éclaire de sa sensibilité et modifie par là même la nôtre ; un style, expression de cette sensibilité, outil de sa vision, permet de l’identifier. Pensons (au hasard) à Stendhal, à Baudelaire, à Larbaud, à Montherlant…
Depuis Tout doit disparaître et Gaîté parisienne (Gallimard, 1992 et 1996), Benoît Duteurtre a su inventer un univers romanesque original et plausible : on parlera bientôt, je le parie, de situations, de personnages duteurtriens. Les esthètes, esprits chagrins, coupeurs de cheveux en quatre, regretteront qu’il ait l’aisance (stylistique) d’un chroniqueur du Figaro, son journal préféré (Mme Tondelier va encore faire les gros yeux).
En concluront-ils, comme pour Emmanuel Carrère très fêté ces temps-ci avec Kolkhoze, que par défaut de « vision » il n’écrit pas ?
Patrick Abraham
Pondichéry, Inde
Octobre 2025
- Vu : 351

