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Le Grand jeu, Graham Swift (par Catherine Dutigny)

Ecrit par Catherine Dutigny/Elsa 08.03.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Iles britanniques, Roman, Gallimard

Le Grand jeu, janvier 2021, trad. anglais, France Camus-Pichon, 192 pages, 18 €

Ecrivain(s): Graham Swift Edition: Gallimard

Le Grand jeu, Graham Swift (par Catherine Dutigny)

 

La magie des mots et des souvenirs

« I’ve looked at life from both sides now

From win and lose and still somehow

It’s life’s illusions I recall

I really don’t know life at all »

La ballade Both Sides Now écrite et composée par la chanteuse canadienne Joni Mitchell, qui parle des rapports illusoires que l’on peut entretenir avec la réalité, et dont l’écrivain britannique Graham Swift cite un extrait en épigraphe de son roman Le Grand jeu, illustre parfaitement le propos de cette histoire d’un trio amoureux qui se déroule en Angleterre entre 1959 et 2009.

Trois jeunes anglais, Ronnie, Evie et Jack se produisent avec succès durant l’été de l’année 1959, pour le plus grand plaisir de vacanciers, sur la scène d’un théâtre planté sur la jetée de Brighton. Ronnie Dean, alias Pablo Le Magnifique, est le fils d’un matelot de la marine marchande et d’une femme de ménage du quartier de Bethnal Green, autrefois l’un des quartiers les plus pauvres de Londres. Le milieu dans lequel il grandit ne le prédestine en rien à une vie de saltimbanque. Envoyé en 1939 comme tant d’autres enfants de la capitale dans l’Oxfordshire pour échapper aux bombardements allemands, son destin bascule lors de son séjour chez les Lawrence, couple sans descendance, qui vit dans une certaine aisance et chez lesquels il trouve un foyer aimant.

« Il ne tarda pas à oublier la guerre et à croire que cet endroit où on l’avait envoyé était son véritable chez lui, voire que sa vie antérieure, y compris la maison de Bethnal Green et l’existence de ses parents, Agnes et Sid, résultait sûrement d’une confusion ou d’un malentendu » (p.39).

Première illusion d’un « véritable » foyer où le mot « amour » devient un mot « exact ». Une illusion bientôt partagée par les Lawrence qui s’attachent au jeune Ronnie comme s’il s’agissait de leur propre fils. Et lorsque Eric Lawrence, entre divers petits boulots, revient un soir après avoir donné un « spectacle », Ronnie découvre que cet homme est un magicien accompli et n’a plus dès lors qu’une seule obsession : s’initier à cet art.

Puis vient la rencontre avec Jack, le maître de cérémonie du petit théâtre de Brighton, Jack Robbins, alias Jack Robinson, alias, bien des années plus tard, Terry Treawell, l’acteur populaire de séries télévisées, l’amuseur, l’irrésistible séducteur, plein d’assurance mais qui pourtant avant de monter sur scène se pose secrètement « la question paralysante de savoir qui il était en premier lieu, et la réponse était simple. Il n’était personne. Personne » (p.13). Quant à la craquante Evie White, alias Eve, devenue l’assistante de Ronnie, elle tombe amoureuse du magicien et le temps d’un été sur les planches de Brighton elle en sera la fiancée, avant de le quitter pour épouser Jack. Cinquante ans plus tard, riche et veuve, elle n’a que son miroir, ses souvenirs et ses secrets pour retrouver la magie des instants qui ont fait d’elle la muse et l’égérie de deux hommes disparus.

Dans une construction complexe où le temps se joue de la trame narrative avec des allers-retours empreints de nostalgie, Graham Swift s’impose dans ce nouveau roman comme l’écrivain le plus british et l’un des plus doués de sa génération.

Le Grand jeu est un récit d’une force émotionnelle intense et d’une finesse rare en ces temps où la littérature force souvent le trait des sentiments, psychologise et se vautre dans les explorations douteuses de l’autofiction. Ici, tout est vrai et tout est faux en même temps : l’amour parental comme l’amour qui lie les protagonistes, les serments sans lendemain et la bague de fiançailles prétendument jetée à la mer, les noms de scène, les lapins qui sortent des chapeaux et les plumes frémissantes d’un costume soi-disant perdu. L’arc-en-ciel en final d’un tour de magie et l’envol d’un perroquet forment, en une métaphore poétique, le linceul d’un être trop sensible sans doute pour supporter la trahison et en affronter la crue réalité. Mais la mort elle-même devient sujet à caution tant qu’il reste une personne vivante pour se remémorer la moindre bribe de l’existence d’un être aimé. Peut-être que l’âge aidant, tout comme Evie White, retrouve-t-on ce regard ébloui de l’enfant qui accepte sans sourciller le surnaturel et les tours de passe-passe de la vie comme autant de friandises et de consolations, ainsi que l’ombre fugitive d’un défunt dans le miroir déformant des souvenirs ?

Il souffle sur les romans de Graham Swift et sur celui-ci en particulier, un parfum délicat, une profonde tendresse pour l’humain restitué dans toutes ses forces et ses faiblesses, dans sa part de réalité et dans sa toute puissante part d’illusion.

 

Catherine Dutigny

 

Graham Swift, né à Londres en 1949, est un écrivain britannique. Booker Prize 1996 avec son roman La dernière tournée.

 

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A propos de l'écrivain

Graham Swift

 

Graham Swift, né à Londres en 1949, est un écrivain britannique. Booker Prize 1996 avec son roman La dernière tournée.

 

A propos du rédacteur

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Rédactrice

Membre du comité de lecture. Chargée des relations avec les maisons d'édition.


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