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Le Glorieux et le Maudit, Olivier Charneux (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 20.04.23 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Roman, Seuil

Le Glorieux et le Maudit, Olivier Charneux, Le Seuil, mars 2023, 268 pages, 19,50 €

Edition: Seuil

Le Glorieux et le Maudit, Olivier Charneux (par Patrick Abraham)

 

Quand l’imagination s’ankylose ou devient suspecte, l’autofiction est un recours facile. Autre commodité : écrire la biographie arrangée d’un auteur à demi obscur ; faire ajouter « roman » sur la couverture pour appâter le chaland ; se présenter comme un redresseur de torts, un réparateur d’injustices ; viser un public moyen – moyennement cultivé, moyennement intéressé, moyennement paresseux. Avec un peu de chance et une solide campagne de promotion, le succès sera au rendez-vous. On peut rêver, avec plus de chance encore, à une adaptation cinématographique ou, de façon plus modeste, à un téléfilm diffusé en prime time.

Après le médiocre Mourir avant que d’apparaître, de Rémi David (1), chroniqué ici-même, consacré à la relation passionnée entre Genet et Abdallah Bentaga, voici Le Glorieux et le Maudit d’Olivier Charneux qui retrace l’histoire d’amour (tumultueuse) entre Jean Cocteau et Jean Desbordes, né en 1906 à Rupt-sur-Moselle et qui succéda auprès de l’Oiseleur à Raymond Radiguet.

Nous laisserons les spécialistes évaluer la qualité du travail de recherche de Charneux et la minutie documentaire de son récit. Les profanes s’instruiront. Ils découvriront Desbordes si son nom leur était inconnu, ou s’il n’était pour eux qu’un vague repère, et seront incités à le lire (2). Une époque, un milieu littéraire et intellectuel, des liens d’amitié, d’admiration et de haine se révèlent. Charneux, avec raison, insiste sur la férocité homophobe et imbécile des surréalistes, d’Eluard en particulier, insultant et menaçant l’auteur de La Voix humaine lors d’une représentation de sa pièce.

Joseph Kessel, Christian Bérard (figures imposées), Maurice Sachs, Julien Green et l’aristocratique Pierre Herbart, pour reprendre l’épithète de Gilbert Lely, apparaissent ou sont mentionnés. Pourquoi Charneux ne cite-t-il pas, dans sa bibliographie, les deux nouvelles du secrétaire et camarade d’aventures de Gide, « L’escalier » et « Castor », inspirées par ses escapades méditerranéennes avec D. ? Et a-t-il vraiment feuilleté le Journal intégral ? Evoquer les « inhibitions » homosexuelles et l’« hypocrisie catholique » de Green (p.256), au début des années 30, alors qu’avec son compagnon Robert de Saint Jean il fréquentait avec ardeur jardins publics, bains-douches et boulevards nocturnes, traduit une forme d’ignorance.

On voyage sans inconfort des Vosges aux bars de Toulon. On se promène dans le Paris de l’entre-deux-guerres. L’éloignement progressif de Desbordes de son mentor puis de la littérature après la rencontre de Cocteau et de Marcel Khill et une succession d’échecs, son mariage, son engagement dans un réseau de résistance polonais, son arrestation et sa mort atroce sous les coups de la Gestapo française en juillet 1944, rue de la Pompe, sont relatés, sinon avec exactitude (nous serions curieux de savoir ce qu’en pense Marie-Jo Bonnet, qui prépare une édition de la correspondance Cocteau-Desbordes), du moins avec vraisemblance.

Doit-on s’en satisfaire ? Un personnage de roman, parce qu’il appartient à la fiction, est une création composite. Diverses sources le nourrissent, qu’il mêle et transcende. On ne peut pas le rapporter à un modèle unique, il échappe aux interprétations sommaires, ses contours se dessinent dans un sfumato habile, principe de notre plaisir, et, l’ultime chapitre quitté, des mystères, des équivoques demeurent.

Dans le récit chronologique, limpide mais lacunaire de Charneux, Cocteau et Desbordes, aux angles trop nets, manquent d’épaisseur, d’ambiguïté, donc de crédibilité. Leur substance s’effiloche au fil des pages et leur parcours romanesque, transcription appliquée d’un parcours existentiel que résumerait un article d’encyclopédie, clôt toutes les portes. On ne s’ennuie pas en lisant Le Glorieux et le Maudit. On s’occupera avec profit lors d’un trajet en train. Mais on perd un peu son temps.

L’imagination s’ankylose. Et la langue s’atrophie. Charneux emploie presque continûment le présent de narration. Phrases brèves, claires, sans complication syntaxique : rien ne perturbera une attention nonchalante. Les dialogues, brefs pareillement, tentent de mimer une oralité conventionnelle et pour cette raison, par leur platitude, ratent avec régularité leur cible (p.87-88) : « – Tu es jaloux ? – Tu me fais des scènes tout le temps. J’en ai assez ! – Pars, si tu en as assez. – Ok, je pars »). Ils frisent le ridicule quand l’auteur pastiche la gouaille de Mistinguett (p.62 : « – Je connais un hôtel bath à quatre heures de bagnole. C’est nickel et tranquillou »). Charneux semble oublier une chose, ou ne pas l’avoir saisie : on ne parle jamais, dans une œuvre réussie, comme dans « la vie ». Pour restituer une impression de réalité, de vivacité, il faut passer par la réinvention, l’artifice – le mensonge, si l’on veut.

Revenons à Genet. La justesse fabriquée de ses dialogues nous a de nouveau frappé lors d’une relecture. Aucun voyou, aucune tante ne se sont jamais exprimés comme Querelle, Stilitano ou Notre-Dame-des-Fleurs. Mais à travers les répliques de Notre-Dame-des-Fleurs, de Stilitano et de Querelle, Genet, par la poésie, convainc, irradie, atteint une vérité profonde, non mimétique.

Avec Le Glorieux et le Maudit, Olivier Charneux nous offre, comme le font des parcs d’attraction « à thème » et des biopics, une reconstitution qui, répétons-le, ne déplaira pas, et que la morale justifie. Il a le mérite de tirer Jean Desbordes de l’oubli en nous rappelant qu’il fut non seulement un résistant d’un héroïque courage, mais un écrivain attachant – surtout avec J’adore, son premier livre, lancé avec fracas par Cocteau en 1928 et toujours disponible, croyons-nous, dans Les Cahiers Rouges de Grasset.

Mais puisqu’il ne s’agit ni d’une biographie rigoureuse se soumettant aux contraintes du genre, ni d’un roman d’adroite facture, aucune attente n’est comblée.

 

Patrick Abraham

 

(1) Gallimard, juin 2022.

(2) Nous avons recensé la réédition récente des Forcenés (Interstices, mars 2022).

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