La vie magnifique de Frank Dragon, Stéphane Arfi (2ème critique)
La vie magnifique de Frank Dragon, janvier 2017, 272 pages, 19 €
Ecrivain(s): Stéphane Arfi Edition: Grasset
« Pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre ». Ainsi pourrait se résumer le premier roman de Stéphane Arfi, La vie magnifique de Frank Dragon. Une vie ordinaire, parce que celle d’un enfant juif, pris dans la tourmente de la seconde guerre mondiale, des rafles et des dénonciations. Une vie extraordinaire parce que immergée dans l’imagination lyrique et visionnaire du jeune Frank Dragon.
Il possède la rare clairvoyance qu’ont dès leur plus jeune âge certains enfants de transcender la réalité du monde, comme si celui où ils vivaient n’était que la copie dévoyée d’un autre, invisible, lumineux et bienveillant. Dans l’univers plein de fureur et de bruit et très labile de ce gamin de cinq ans, cloîtré dans sa mutité, on ne respire pas, on ne renifle pas, on « narine les odeurs malicieuses » ou « chiffonnées » et les sentiments. Le temps s’y compte en « année de jours », les camions sont « joyeux » dans la « maison des tout à fait fous » où vivent trois dragons – Tateh, Ona, et leur fils, Frank – aux griffes « profondes » ou « furieuses », aux doigts souvent « fourbus » et avec « des ailes de vent dans le dos ».
L’enfant écoute son rabbin de père lui raconter la vie du dehors et du dedans – la création du monde, Dieu, Ona sa mère-colère partie subitement pour un long voyage dont elle ne reviendra pas, la vie de la Pletzel, la petite Place, le Maréchal, les Képis, Hitler le Diable, les Frisés et les Sans-Képi – et lui expliquer qu’il ne doit jamais oublier qu’il appartient « au peuple qui voit le Dieu-fâché ». Frank dessine, rêve, discute à voix fermée avec ses « deux poupées de tissu soyeux », Nama et Sakti, qui engloutissent « des collines de tartines », et observe ce monde des adultes dont le brouhaha se résume à une agitation silencieuse générant un désordre qui lui semble des plus bizarres, vision que Stéphane Arfi traduit brillamment par un style jubilatoire, des métaphores improbables, des analogies surprenantes ou encore des oxymores rigolards, renvoyant – peut-être inconsciemment – à l’exubérance et à l’humour de la littérature populaire yiddish.
Ne pouvant parler, les questions s’accumulent et se bousculent dans l’esprit du jeune garçon où la réalité dérape sans s’inscrire, dans un vrombissement d’images bourrées de fantaisie. La disparition de son père, raflé par les Képis et dénoncé par une concierge collabo guettant les biens juifs comme un vautour sur une Tour du Silence, son arrachement brutal à cette armoire quasi utérine préparée par Tateh et l’abandon dans sa fuite du livre sacré, ouvriront en lui la voie labyrinthique vers un mutisme cette fois-ci conscient.
Il lui faut découvrir qui il est pour savoir où il peut éventuellement aller. D’où il vient, il le sait. C’est bien là le problème. Il n’a d’autre identité que celle niée par une étoile jaune. Le fil conducteur pour sortir de ce dédale inextricable est de comprendre qui est ce Dieu, juif et chrétien, si présent et si absent, tour à tour fâché ou magnanime, père et fils tout à la fois, mais « aussi impuissant que totalement inutile ».
Recueilli par une « Grand-mère-de-la-guerre », puis dans la maison des Bons Pères où « habite le fils du Bon Dieu », guidé par la présence invisible de son amie Béata, l’enfant grandit en même temps que la guerre s’étend. A la fin de celle-ci, adolescent perplexe, il retrouve ce père qui revient des camps et n’est plus que l’ombre de Tateh. En quelques pages magistrales, poignantes et hallucinatoires, Stéphane Arfi nous plonge dans l’enfer des Sonderkommandos. Des cris effarés jetés en mots, une douleur hachée que le jeune homme refuse d’accepter.
Après le décès de Tateh, à « dix-neuf années de jour » Frank décidera « d’aller au-devant de la vie ». Tâche hasardeuse et difficile d’autant plus que le jeune Frank entretient une froideur distanciée tant avec les êtres qu’avec les choses. Sa déclinaison du monde est certes filtrée par son imaginaire débordant, mais l’empathie en est absente. Son cœur, dit-il, est littéralement hors de lui, de « sable mouillé » ou de pierre grise ou blanche qu’il lance « par la fenêtre ». Il croisera dans cette errance enfiévrée, sans le sou et rejeté parce que Juif, l’Abbé Pierre et le Dr. Destouches – hommage ambigu de Stéphane Arfi au célèbre écrivain vilipendé ? Une rencontre improbable qui néanmoins donne lieu, elle aussi, à des pages magnifiques bourrées de vitupérations céliniennes.
La dernière partie de La vie magnifique de Frank Dragon, de son admission à l’hopital, délirant de fièvre et de faim, jusqu’à son départ pour les îles sur le bateau Liberté, qui rappelle le bateau Europa de Tateh, s’essouffle et essouffle. L’imagination du jeune homme par trop ancrée dans le phrasé de l’enfance et sa volubilité imagée, parfois logorrhéique, finit par être asphyxiante.
Néanmoins, cela ne retire en rien ni de la richesse symbolique de ce récit initiatique, où la vie est mort et la mort, vie, ni de l’étincelance de cet univers singulier de l’enfance, où « pour vivre, il ne faut pas se sauver de quelqu’un ou de quelque chose, il faut se sauver de tout ».
Quatrième de couverture : « Mon cher, si j’en juge par votre regard ardent, votre voix venue de loin et cette façon de vous tenir la tête droite, vous avez dû surmonter bien des épreuves. C’est ainsi que je reconnais ceux qui charrient cet insondable mystère qu’est la volonté de vivre. Et c’est en effet ici même que commence la vie heureuse, la vita beata. Tout le monde veut être heureux, n’est-ce pas, et celui qui souffre plus que tout autre ! » S.A.
« Le jeune Frank Dragon ne parle pas, alors il écrit son histoire, celle d’un petit garçon pris dans les drames de la seconde guerre mondiale. Il échappe aux rafles qui ont emporté ses parents, est caché à la campagne puis hébergé dans un pensionnat religieux. De brèves retrouvailles avec un père brisé par les camps l’entraînent dans une errance hallucinée avant qu’il ne parvienne enfin à échapper au monde fracassé où il a grandi. Une traversée initiatique dans la France des années 40, portée par l’imaginaire, l’humour, le regard fantasque du garçon devenu jeune homme. Et si la poésie de l’enfance était notre plus grande force face à l’adversité ? »
Mélanie Talcott
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