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La théorie du complot : un banc public pour faire asseoir les peuples

Ecrit par Kamel Daoud le 08.04.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques, Côté actualité

La théorie du complot : un banc public pour faire asseoir les peuples

 

Un autre ciel, un autre jour. Le fleuve le plus long du monde est Internet. Il coule hors du temps, d’un méridien à l’autre, gambadant sur les créneaux et les insomnies. De quoi y parle-t-on chez nous dans nos têtes ? du complot. Cette vaste théorie qui permet de ne rien faire, de juger le monde sans se juger, de parler pour ne rien dire et dire pour ne rien faire et accuser sans s’accuser et s’expliquer sans agir. La théorie du complot est la théorie favorite du monde dit « arabe », partout, depuis quelque temps. Tout ce qui se passe et se passera, selon les « complotophiles », est l’œuvre du sombre juif, du sionisme mondial, de l’Occident, des ennemis de l’islam ou du Club universel occulte, des forces noires, des enfants de De Gaulle, de la CIA. Rien n’est notre faute à nous qui tuons nos terres par nos mains et nos crachats. Nous sommes tous manipulés et notre intelligence se limite à le signaler tout le temps au lieu d’en changer l’état. Car le théoricien de la « manipulation » ne fait rien contre la « manipulation » sauf répéter que c’est une manipulation. C’est une règle.

Quand on désigne l’islamisme comme source du mal, c’est l’Occident qui est inculpé et la cause est qu’il nous envie cette religion qu’il veut salir ou nous voler. Quand Daech tue en direct, on trouve des « failles » dans les vidéos de décapitations et on enjambe le crime par une collection de ricanements. Quand les frères Kouachi tirent dans le tas, on s’attarde sur les rétroviseurs et un carte d’identité oubliée dans une voiture. On oublie que l’un des meurtriers a même fait tomber l’une de ses chaussures et qu’il s’est baissé pour la ramasser en live et directe sur les images. Quand un alpiniste français est décapité, on accuse les « Services » ou un clan ou les ennemis de l’Islam Pur. Quand les autres marchent sur la lune, on plisse les yeux pour en douter comme des crocodiles nageant à sec. C’est ainsi, le complot est une vue de l’esprit ? Non, c’est juste qu’il faut appeler les choses par leur nom : suprématie, intelligence, études, stratégies. C’est la cause de la suprématie de L’Occident sur les esprits faibles et les nations fictives. Si on est manipulé c’est qu’on est faible et manipulables et malades et tordus et geignards. Donc la cause du mal n’est pas la manipulation mais le manipulé. Un argument qu’il faut répéter au complotiste en guise de premiers pas dans la thérapie de groupe pour les nations dites « arabes ».

Pour le reste, on arrête d’en déblatérer. La Palestine ? Eh bien il faut construire un pays fort pour l’aider au lieu de jouer au photocopieur de la théorie sioniste, du cri « mort au juif ». On s’émeut pour 17 morts en France et pas pour 2000 morts au Nigéria ? Oui et toi tu as fais quoi pour ces 2000 morts ? Tu es sorti marcher et dénoncer ? Non. Le « complotiste » a pour sport favori de dénoncer les « dénonceurs », pas le mal. L’Occident est fourbe ? Mais bon sang l’occident est une nature, un empire. Il n’est ni juste ni injuste ; il est. On le subit parce qu’on n’a pas les moyens de lui tenir tête. Il faut arrêter d’en attendre une morale ou d’en espérer une sainteté. Un empire n’est pas un saint, mais une géographie qui mange les histoires des autres et les dévore. La France ? Chapitre favori des théoriciens du complot en Algérie.

Tout est la faute de la France. Oui ? Non : avant la France on était quoi ? Qui ? Une nation forte ? Une civilisation ? Un empire ? Une conquête de l’espace ? Et après la France ? On a fait de ce pays une Suisse ? Non. Et la liste est longue. Infinie en boucle dans la bouche de l’assis qui regarde le monde avec les yeux plissés et l’âme salissante. Fatigué de ce réflexe de déni qui sert aux « arabes » comme pagne pour cacher la cavité vide du crâne. Fatigués et en colère. C’en est devenu une névrose. Misère spirituelle. Panne de la source. Laideur des visages.

 

Kamel Daoud

 


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015