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La maison fendue (5), par Sandrine Ferron-Veillard

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 14.05.16 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

La maison fendue (5), par Sandrine Ferron-Veillard

 

Nous avons tous la même couleur de sang. Même la planète a le sang rouge alors laissez-moi revivre et réveiller pour vous Utopia. Mon peuple. Les Aborigènes considèrent que le passé/le présent/le futur ne font/ne faisaient qu’un. Le Temps du Rêve. Où l’Univers à ses débuts tenait au creux de notre/Sa main. Le passé/le présent/le futur formait une seule cellule. Laissez-moi vous rappeler qu’il faudra rendre la Terre à Son propriétaire aussi propre que si nous devions restituer un lieu que nous aurions loué. Laissez-moi vous guider et je vous livrerai quelques-uns de nos secrets, ils sont des contes, ces temps où les arcs-en-ciel servaient de ponts au Créateur pour nous apporter des messages de paix.

Elle te raconte son village de Doo Town et doucement, elle sourit. Les arbres qui se tournent, qui dansent et se penchent pour toucher la lumière, ils frémissent lorsque nous les touchons. Les animaux qui pleurent, meurent à jamais exploités comme sont exploitées les mines jusqu’à épuisement. Les montagnes qui s’effondrent. Le monde en gros, les animaux en vrac.

Elle te parle des animaux de son continent. Le casoar dont l’habitat est menacé. Tu t’appliques, tu te concentres sur ses lèvres.

L’hoplostèthe orange pêché massivement, un beau centenaire, un lent, il songe à se reproduire vers ses quarante ans, en sursis lui aussi. L’ornithorynque, le mammifère qui pond des œufs, son pelage d’où perle le lait pour les petits, un canular de la nature celui-là, l’assemblage d’une loutre et d’un canard avec une traîne, il est aussi élégant qu’un Lord. Des griffes aux pattes et des pattes palmées. « Pieds-plats », les Anglais l’ont baptisé « platypus ». Le nom aussi d’un coléoptère. Le Diable de Tasmanie est un marsupial carnivore, diable au pelage noir, ses oreilles et ses mâchoires sont rouges, il hurle derrière les grillages des réserves.

Elle, ton hôte à Hobart, elle énumère les hôtes de la galerie des disparus.

Le thylacine était le tigre de Tasmanie. Le dernier au monde est mort le 7 septembre 1936 au zoo de Hobart, le vieux zoo fermé la même année, une date phare et autant de précisions qu’elle te sert au dîner dans un décor des années 20. Elle ne dîne pas, elle boit un café au lait et toi, tu tangues.

Elle sait et se moque de savoir des choses. A quoi bon se souvenir quand la mémoire n’est qu’un débris qui entaille dès lors qu’on le ramasse. Elle ne savoure que la poésie des fleurs et la beauté des animaux, la façon dont eux savent habiter le monde.

Grâce à elle, tu te tiens debout. Devant la porte oxydée du Beaumaris Zoo, ultime arche circulaire, sur laquelle ont été sculptés des portraits métalliques, des singes encastrés, des tigres et le thylacine. Il n’y a plus rien derrière. A la rigueur le ciel, un vaste champ d’herbes sèches qui chancellent, comme toi, qui chuchotent. Au Tasmanian Museum and Art Gallery, tu admires le visage de Louise Lovely, 1895-1980, native d’Hobart, star du film muet. Les forces aussi des dernières femmes Aborigènes, tu recopies des noms, tu es un peu perdue. Fanny Cochrane-Smith, 1834-1905. Tu écoutes sa voix. Ses chants. Le collier de Flora Pilunimina, 1809-1860. Les coquillages. Les femmes artistes perpétuent les sagesses, engendrent les gestes et les compositions. Truganini, 1812-1876. Va taper son nom sur un moteur de recherche, va voir la mort parquée sur un écran. Les enfants volés, le féminin violé, les liens déchiquetés et les familles en lambeaux.

Les peintres et les peintures de la Tasmanie. Des légendes parquées, jadis des noms, Benjamin, John, Charles, Georges, Robert, des tonalités tombées en désuétude. Des planchers cirés qui craquent. De la poussière et tes jambes qui se raidissent. Tu es mal à l’aise.

Les danses perpétuées, les rites, les canoës reproduits, les habitacles et les alcôves. Tu mélanges, tu visites les salles en désordre, tu es touchée. Amanda Davies, née en 1968. Tu es sous le choc.Incapacity est un tableau, est une personne vue de face, assise au bord d’un lit. Le lit est à barreaux, il est métallique. Entièrement couverte d’une toile, un sac plastique, d’un sac poubelle. Cette femme, c’est toi.

Tunapri pakana mana-mapali milaythina-ti nara lumi… lutha-ti, tiyuratina-ti, milaythina-ti, takila-ti. nara makara lumi… waranta makara lumi.

Lis à voix haute. Toujours. Grâce à elle, tu as vu, il était temps, tu as aimé. Le visage d’une Aborigène. Le visage du temps. Dense et épars. Le grain de sa peau. Robuste ou tendre. Les sourcils froncés et le sourire en demi-teinte. Les bras levés vers le ciel pour proclamer son bonheur, le corps et l’âme tendus ensemble pour t’accueillir. A Doo Town, te dit-elle, les maisons sont des réponses, elles se nomment Didgeri-Doo, Doctor Doolittle, Toucan-Doo, Doo-N-Time, Much-I-Doo, Just-Doo-It, Sheil-Doo, Doo-Doo, Doo-Not-Know. La détermination lovée dans le corps, le corps noué par des années d’efforts et de renoncements, elle aime le monde par sa peau, sans fil elle aime et elle chante.

Le terme Aborigène viendrait du latin aborigenes. De l’origine. Originaire des lieux. Qui désignerait les premiers habitants d’Italie. Arborigène. Un non-sens. Rien à voir avec les arbres naturellement.

Elle sait te faire rire.

Tu vis chez elle pour une semaine. Tu as pour toi une chambre, au premier étage de sa maison, qu’elle loue quelquefois au monde entier. La salle de bains est attenante, elle est spacieuse, une baignoire/jacuzzi a été prévue.

Des fleurs sur le lit, du linge de maison parfumé à l’huile essentielle de lavande et d’eucalyptus radié, c’est moelleux, confortable, c’est frais. Tu jouis d’une vaste terrasse face au Mont Wellington qui a le cou pris dans une écharpe, tantôt grise, tantôt orange. Son ascension, elle te conseille de la faire lundi, parce que ce lundi sera le bon, elle sait qu’au sommet Hobart est un petit point sur la terre et qu’il y fait froid.

Tu n’as rien appris à propos de l’Australie. De la Tasmanie, tu apprécies chaque visite. Chaque enseignement. Elle, elle n’a jamais quitté Hobart, elle n’est jamais allée plus haut que mille deux-cent-soixante-dix mètres. A quoi bon. Le Mont Wellington lui suffit, même si c’est le nom donné par les Anglais. Hobart ressemble depuis le XIXe siècle à l’Angleterre, à Terre-Neuve, à la Patagonie, au Canada, à l’Europe du Nord, à l’Italie, à la France. A tous ceux qui y ont déposé les voiles rangeant leur embarcation dans le port jusqu’au prochain départ. Hobart est pour elle une ancre et un hameçon. Sa ville, tôt ou tard, mord le monde et le monde s’y échoue.

Errol Flynn lui, il a grandi à Sandy Bay, c’est plus loin, c’est la plage là-bas, la place des riches, le bleu y est électrique, le rouge des briques, les fleurs plus vives, le vert enragé des jardins, le gris véritable des ciels surchargés. Elle, elle est de l’autre côté du pont, sur l’autre rive, celle de l’autre couleur. A une demi-heure du centre d’Hobart à pied. A Montagu Bay, c’est parfait. La rive de feu ses ancêtres.

Alors chaque matin, chaque soir, tu passes le pont. The Tasman Bridge. Les cyclistes et les piétons se partageant un trottoir d’un peu plus d’un mètre, de chaque côté. Ne te trompe pas de côté pour le retour. Les voitures, les camions, les motos, les bus, les moteurs hurlent, ils foncent vers leur destination, le matin, le soir, la nuit.

Vingt minutes à pied de traversée sur un arc de béton, à lutter contre le vent, contre le vertige, la tentation du saut. Elle, elle sait ce que signifie ne plus pouvoir marcher, être menacée, prise par le vent et avancer courbée, contre un mur violemment plaquée. Le pont s’est fendu un jour. Dans les années soixante-dix. Des morts accidentelles, des survivants inespérés. Un bateau se brisant contre un pilier. Depuis, le pont est fermé à la circulation lorsqu’un bateau d’envergure passe dessous.

Depuis, elle ne va plus « en ville », elle ne peut plus. Elle t’attend chaque soir pour boire avec toi son café au lait. Elle te donne pour le lendemain l’endroit où te rendre. Le détail à ne pas manquer. La fleur à observer. L’animal à guetter. Et chaque matin, lorsque tu pars tôt, très tôt, elle veille à ce que le pain soit fourni, la mie chaude, le lait frais sur la table, le miel de Tasmanie brun et liquide.

Une magicienne.

Le marché du samedi est réputé pour ses fruits et ses légumes, va, ses artisans/artistes/galeries, ses concerts, vas-y. La chanteuse Lauren Hill. La voix qui suspend, les pieds qui frappent le sol, le flux et la cadence. Les battements des corps. La musique est ici une montagne, un filet d’eau, un lac ou un parfum, une clairière, une cognée ou un galop, une guitare et une cornemuse. Les rires dans les allées, tu te laisses prendre, toi qui a si peur des foules, dans les bousculades, emportée par les êtres qui se touchent et se respectent.

 

A suivre

 

Sandrine Ferron-Veillard

 

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A propos du rédacteur

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.