La femme à part, Vivian Gornick (par Sylvie Ferrando)
La femme à part, septembre 2018, trad. anglais (USA) Laetitia Devaux, 160 pages, 17,80 €
Ecrivain(s): Vivian Gornick
Gens de New York, tel aurait pu être le titre de ce nouvel ouvrage de Vivian Gornick, sur le modèle des Gente di Roma/Gens de Rome d’Ettore Scola (film sorti en 2003). A l’image du documentaire italien, proche de la comédie, Vivian Gornick nous fait partager ses réflexions, ses rencontres et ses errances dans les rues de New York, à Manhattan, l’île rêvée, puis habitée, et dans le Bronx, quartier où l’auteure a grandi, ainsi que son fidèle ami Leonard, intellectuel gay.
« Lorsqu’il est seul, l’homme est sincère, écrivait Ralph Waldo Emerson. Mais dès qu’il y a une seconde personne, c’est le début de l’hypocrisie […]. Ainsi, par nature, un ami constitue un paradoxe ». Il y a deux sortes d’amitié, selon Gornick, et d’après son expérience : celle où l’on se remonte mutuellement le moral et où les occasions de se voir sont provoquées, et celle où il faut avoir le moral pour voir l’autre et où on cherche des moments de libres dans son agenda. La place de l’amitié dans l’une ou l’autre de ces catégories dépend de la place du curseur entre « l’emprisonnement de la mélancolie » et « la promesse de l’espoir ». D’un point de vue plus optimiste et plus actif, l’amitié, c’est être « deux voyageurs » qui arpentent les contrées de leur vie et qui se rejoignent « de temps à autre à ses confins pour un rapport sur l’état de la frontière ».
De part en part de l’ouvrage, Vivian Gornick est obsédée par la problématique de trouver sa place, dans le couple et en société. Ainsi, elle répartit les modes de vie entre « existence shakespearienne » et « existence tchekhovienne ». La première est celle que mène, par exemple, le poète romantique John Keats, et qui consiste à penser que tous les groupes sociaux se valent et qu’on a suffisamment de force et de lumière en soi pour les rencontrer ou les affronter tour à tour sans perdre son âme. L’existence tchekhovienne est tout le contraire : nous nous imprégnons de nos rencontres, qui nous enrichissent ou nous blessent, mais ne nous satisfont jamais tout à fait, comme la « princesse au petit pois » du conte d’Andersen, dont la peau sensible ressent l’irrégularité d’un petit pois enfoui sous l’épaisseur de vingt matelas. Les personnes qui mènent une existence tchekhovienne – c’est le cas de Gornick – sont éternellement insatisfaites.
Lorsqu’elle évoque la communication amoureuse entre les femmes et les hommes, Gornick parle de cette « membrane invisible » qui finit par apparaître entre eux, à l’occasion d’une discussion, d’une prise de position ou d’une décision que l’amant veut emporter à tout prix, membrane « assez fine pour être traversée par le désir, suffisamment opaque pour entraver la communion humaine ». Eternellement idéaliste et farouchement individualiste, Gornick pense que nous n’avons pas tous les mêmes besoins pour nous sentir exister, pour nous « sentir humain ».
Le féminisme de Vivian Gornick se cherche au fil des pages, oscillant au début de sa vie entre la quête de l’Amour, qui est, surtout dans les premiers temps, séduction, assujettissement, dépendance, et le désir de puissance, d’autonomie et d’affirmation de soi. Grande lectrice de George Eliot, d’Edith Wharton et de Henry James, aux héroïnes desquels elle s’identifie volontiers, Vivian Gornick se demande sans cesse, dès qu’elle rencontre ou invente une fiction dont le dilemme est le courage en amour, si c’est plutôt Wharton ou James qui l’aurait écrite : la différence essentielle entre les deux écrivains est, selon elle, que Wharton pense que « personne ne peut être libre », alors que James revendique que « personne ne veut être libre ». Pour autant, c’est le roman Femmes à part, de George Gissing, qui lui parle le plus, et dont est inspiré le titre de son propre ouvrage.
Marcher dans les rues de New York, y circuler, seule ou avec sa mère, constitue l’activité vitale de Vivian Gornick, celle qui la maintient en prise avec le réel de la ville et des êtres humains cotoyés et entendus, et qui lui ouvre la liberté de penser.
Sylvie Ferrando
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