La couleur du temps, Clarisse Nicoïdski (par Didier Ayres)
La couleur du temps, Clarisse Nicoïdski, Gallimard, mai 2023, Coll. Poésie, trad. judéo-espagnol, Florence Malfatto, 160 pages, 5,90 €
Mémoire
Mon incertitude sur le fond de ma lecture de ce recueil de poésie de Clarisse Nicoïdski s’est poursuivie jusqu’au bout sans que je ne perce le mystère de cette littérature. Je n’ai pu dégager des textes que de rares notions : mémoire, amour, langue. Mais en écrivant cette chronique, je m’aperçois que ces punctums sont d’une grande force. Peu de thèmes peut-être, mais valeur des fonds où s’arrime cette poésie. Et cette invisibilité, je crois qu’elle vient de la langue-source : le judéo-espagnol – ici consigné en alphabet romain –, langue qui se perd et disparaît, langue d’expression sépharade venue directement de la Reconquista de 1492, et du drame de l’exil forcé des Juifs d’Espagne. Donc, de l’effroyable, à la fois pour des raisons d’identité que de persécutions.
Ici, on pourrait théoriquement penser à Paul Celan. Là aussi la mémoire de la douleur s’engouffre dans le poème et, dans sa grande simplicité, parle de la brutalité du monde. Effroi, maléfice, épouvante, puits sans fond, mort, malédiction, venus sans doute de la Shoah. Et comme extrémité de cette expression poétique, on trouve l’amour, le doux et vrai amour, venu de la transcendance de la poétesse, de sa résilience.
mes mains
deux oiseaux assassinés
attendent de tomber
près de l’arbre
et ne savent pas
pourquoi
le sang qui leur donne la vie vient et va
dans la mort
Sa langue, d’une immense économie de moyens, touche au nerf central de l’écrivaine. On y voit par transparence un sous-texte assez proche de la culpabilité et de la terreur subies par le peuple juif. En ce sens, écrire revient à se dédouaner de la faute, de l’angoisse, de l’épouvante. Le poème défait l’aigreur de la mémoire, cette sorte de pus continuel qui devient source de l’écriture.
éteins l’arbre
le piano va jouer un chant
pour la nuit
la lampe réchauffe ses feuilles
à la lumière du vent
viens sous l’herbe
En définitive, nous sommes dans une expression mentale, tant ces poèmes souscrivent à des notions presque inqualifiables – qui peut écrire l’effroi dans la partie froide du raisonnement poétique ? – où l’amour devient le seul soin possible. L’être qui se trouve consigné dans le poème est une femme écartelée, où de très petits indices indiquent son épouvante, une intranquillité brutale, comme on refoule un fait insupportable à soi-même.
effroi
donne ton aile blanche
que je dois porter plus avant
la brume colorée
qui est entrée
dans la maison ouverte
la rumeur
qui vient
qui va
la mer en moi tombée
Mon incertitude s’est arrêtée à partir du moment où, en recopiant au propre cette chronique, j’ai vu la puissance de cette expression littéraire, qu’il suffisait pour moi d’interpréter – sans doute de manière irrationnelle. Mais je crois que grâce à cette incertitude, j’ai gagné le privilège esthétique de comprendre cette poétesse, que je ne connaissais pas.
Didier Ayres
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