L’Année 2.0, Claude Minière (par Didier Ayres)
L’Année 2.0, Claude Minière, éd. Tinbad, 2022, 15€
Ecrivain(s): Claude Minière Edition: Tinbad
Étrangeté
J’ai aimé flotter dans ma lecture du dernier recueil de Claude Minière, car l’ambiguïté de mon sentiment m’a poussé à rédiger suffisamment de notes au portemine, prises de notes qui ont été la première étape vers ce livre étrange et original. De ce fait le sommaire indique lui-même le parcours engageant qu’il faut suivre pour aboutir à une idée maîtresse : de l’inconnu qui s’insinue dans de l’ordinaire.
Quatre chapitres du livre, donc : Mésopotamie, Calendrier, Torso, Penser à Orphée. Dès lors, l’on voit quelle route déroutante, si je puis dire, suit le lecteur au travers cette poésie pleine d’étonnement, voire d’ébahissement. Et si l’on côtoie de grands sujets (la mort présente parfois dans la partie calendrier, donc le temps, ou dans celle d’Orphée, voyage dans les enfers, donc la mythologie, par exemple) l’on reste dans les limites d’une langue complexe et fort intrigante.
Nous fouillons l’enfoui et l’enfui
quand ils traversent en barque.
Ils changeront les noms
les fleuves changent
comme aussi les monnaies et les images
Mais revenons à mon sentiment premier, à savoir l’impression d’une plongée dans un univers déconcertant, monde littéraire à part, écriture frôlant l’hermétisme (ici dans le sens fort du terme, et faisant référence à l’école hermétique italienne). L’arrière-monde du poème nous couvre de mystère, d’une énigme. Le liseur partage ce pain de l’étrangeté, comme s’il pouvait se tenir sur le seuil d’une certaine obscurité, d’un gouffre (la mort ? le temps ? la littérature ?). Nous ne sommes pas dans un lyrisme soi-disant poétique, mais dans une catégorie à elle seule, un vacillement de la compréhension.
Un est ressuscité
Nouveau calendrier
mais on cherche toujours dans les cultures
riz, maïs, henné
Il y a à mon sens, au centre du poème, une latence, quelque chose qui conduit peut-être à une mise à distance (peut-être celle dont on parle dans le théâtre brechtien), ici non pas politique mais esthétique, tout cela avec une maturité de propos très notable. Le poète n’est pas embarrassé, il vaque dans le langage pour y chercher de l’inédit, du nouveau, de l’absolument moderne. L’on y aborde très certainement de grands thèmes métaphysiques. Cette étrangeté assumée, selon moi, fait partie d’une démarche de recherche, d’une tentative pour échapper au premier sens venu, à la première explication, aux facilités de l’écriture ou de la pensée. Une sorte de « recherche de la base ou du sommet », si je peux reprendre pour moi le titre du recueil de René Char.
Le poème ne s’embarrasse nullement de mots sans puissance, il suggère même ce qui manque, afin de laisser la voie libre à l’affluence de questions, à un programme poétique propre à faire fructifier la lecture, sans effets lyriques inappropriés, dans une sorte de confiance dans le secret du poète, et avec lui une espèce d’éblouissement confinant au trouble, à cette incertitude majeure, disons, de cette « ère du soupçon » telle que l’a décrite Nathalie Sarraute. Finissons avec le poète, dont voici deux extraits :
Ils ont raison car il y a la nuit
- et moi ?
J’aime que soit prise une décision
une critique des incises
et sans hypocrisie supportée par la crise.
ou
Je pense à ceux qui meurent trop jeunes
on appelle penser la loi
de passer ce qui met au jour
j’ai connu l’amour les erreurs les horreurs les bonheurs
la petite flamme de l’âme
les immeubles en proie aux flammes
des missiles. Nos vigies sont incertaines
Didier Ayres
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