Etranges Rivages, Arnaldur Indridason
Etranges rivages. Traduit de l’islandais par Eric Boury. Février 2013. 300 p. 19,50 €
Ecrivain(s): Arnaldur Indridason Edition: MétailiéS’il est encore des réticents qui considèrent le roman noir comme un genre « mineur » de la littérature, alors qu’ils viennent, avec leurs préjugés en bandoulière, lire le dernier opus en date d’Arnaldur Indridason. Ils y découvriront une œuvre magistrale qui compte de manière majeure dans le paysage littéraire d’aujourd’hui.
Ceux qui suivent les œuvres du maître nordique, se rappellent que son dernier livre nous avait privé de notre enquêteur favori, Erlendur. On y avait vaguement et mystérieusement appris qu’il était en « vacances » quelque part vers les fjords de l’Est. Et c’est là que ce livre nous permet de le rejoindre. Erlendur n’est pas en voyage organisé, c’est le moins qu’on puisse dire ! Il est seul, logeant dans une ferme abandonnée battue par les vents glacés, sans mobilier, dormant à même le sol dans un sac de couchage. Jugez donc du confort du séjour d’Erlendur :
« Il s’était mis à pleuvoir, le vent qui s’était levé hululait sur les murs nus qui offraient toutefois un abri suffisant contre ce frimas tout en grisaille. La petite lampe à gaz qu’il avait apportée lui procurait un peu de chaleur, il l’avait réglée au niveau le plus bas, de manière à ce qu’elle dure le plus longtemps possible. Elle projetait autour de lui une clarté blafarde, crépusculaire, et tout autour il faisait aussi noir que dans un cercueil. »
Erlendur a-t-il perdu la raison ? Sans doute un peu mais il a cependant de profondes motivations pour être là.
On savait, par des bribes d’informations au fil des enquêtes, qu’Arnaldur avait vécu dans son enfance hors de Reykjavik, dans la région des fjords de l’Est. On savait aussi, par la même source d’information, qu’il y avait vécu un drame familial terrible. C’est là, dans ce drame, que se situe ce livre. Erlendur est revenu sur la lande où son petit frère Bergur, alors âgé de sept ans, a disparu lors d’une violente tempête d’hiver où il se déplaçait en compagnie de son père et de son grand frère, Erlendur. Les 3 s’étaient perdus de vue dans l’effroyable blizzard. Les secours avaient réussi à retrouver Erlendur et son père. Jamais Bergur, perdu à jamais dans la cruauté de l’hiver islandais.
Erlendur, qui avait insisté pour que son frère les accompagnât lors de cette sortie, ne s’est jamais remis de la lourde culpabilité qu’il traîne depuis. Et c’est sur les traces de son petit frère perdu que nous allons le suivre.
Le génie romanesque d’Indridason fait le reste. Erlendur va se passionner pour une autre disparition qui va filer en écho à celle qui le déchire depuis toujours au fond de son âme. Un autre disparition qui sera narrativement le fil dominant du livre, même si elle n’a de sens qu’en deuxième voix du cœur d’Erlendur. En 1942, sur les mêmes lieux exactement que ceux qui ont été le théâtre du drame de sa famille, d’autres tragédies ont eu lieu. Des soldats britanniques (on était en pleine guerre mondiale) se sont perdus dans une tempête. Certains y sont morts. Et une femme, quelques jours avant, Matthildur. Et Matthildur nous conduira au bout de la noirceur.
Pas question d’en dire plus sur l’intrigue : elle vous prendra des pieds à la tête de la première à la dernière page. Indridason nous emmène dans l’histoire la plus noire qui se puisse imaginer, faite de trahison, de lâcheté, de cruauté, de jalousie, mais aussi de grandeur d’âme et d’amour. Faite aussi de destins plus noirs que la noirceur du ciel lors des tempêtes létales que connaît ce pays dur et glacial, peuplé d’hommes et de femmes qui ne le sont pas moins. Une recherche du temps passé où les morts vont peu à peu, dans un rythme haletant, dire à Erlendur, nous dire, la vérité des événements et des passions qui les ont animés, dans une tragédie scandée par une nature impitoyable. Comme dans les contes et récits anciens de la vieille Islande.
« Le respect de la terre et des puissances invisibles qu’elle abritait en son sein était le fil rouge de ces contes et récits. Bien souvent, ce respect se manifestait sous forme de mises en garde : personne ne devait sous-estimer les forces naturelles. »
Sur la Lande et dans les montagnes, dans les maisons des survivants, dans les cimetières et jusqu’aux tombes, Erlendur va nous emmener dans l’effrayant dédale de l’horreur qu’ont vécue Mathildur, et Ezra, et Jakob et bien sûr Bergur, le petit frère perdu. Et chacun, chacune, nous livrera sa vérité invraisemblable et terrible, comme dans une fable sombre.
Indridason nous raconte une histoire captivante mais touche sans cesse à la terreur de la condition humaine. En ceci « Etranges rivages » est un livre immense.
Leon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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