Et leurs baisers au loin les suivent, Corinne Royer
Et leurs baisers au loin les suivent, janvier 2016, 272 pages, 20 €
Ecrivain(s): Corinne Royer Edition: Actes Sud
Et si en lisant le dernier roman de Corinne Royer, Et leurs baisers au loin les suivent, nous étions emportés dans une équipée de fête foraine. Car, ça tourne dans ce roman, ça baguenaude, ça vire et ça bouscule, ça mange du pimenté, du sucré, ça boit parfois au-delà du raisonnable, ça nous submerge, ça souffle le chaud et le froid, ça dévaste, ça enflamme, ça effraie et ça attendrit dans un même temps. On sourit, on pleure. En bref, ça déménage dans les manèges de la mémoire.
Alors, on se laisse porter, emporter dans cette histoire d’errance et d’ancrage, de terre et d’alluvions, de soleil et d’orage, de bruit et de fureur, de transmission et d’héritage.
Nous y rencontrons la principale protagoniste, Cassandre, personnage bien réel et mythologique. Maintenant vieille, elle reste une femme d’une grande beauté. Elle prédit les malheurs mais sa lucidité se heurte à l’ignorance. Personne ne croit à ses prédictions. Mais c’est aussi une Mère Courage qui réussira finalement à changer la marche du destin et à apporter une paix fragile mais tenace. C’est elle qui arpente la fête foraine.
D’abord, elle grimpe dans le train fantôme, il y fait noir, il y fait froid. C’est là que démarre l’intrigue. C’est dans cet antre qu’elle découvre le fantôme de son mari Léon. Il repose dans un congélateur, conservé dans la glace. Elle pourrait être effrayée. Mais non. Elle savait déjà qu’elle le trouverait là. Elle lui parle, elle cherche à découvrir sa face cachée. Et puis, à intervalles réguliers, elle entend « une voix ». Cette voix la hante et elle n’aura de cesse d’en déchiffrer le sens lorsqu’elle reçoit des missives de cet inconnu qu’elle apprendra à connaître par ses mots sans jamais le rencontrer. Elle découvre une cage, elle voit voler des Monarques, grands papillons migrateurs égarés là par un savant un peu fou, lui aussi devenu fantôme. Elle rencontre aussi la police qui cherche à poser la Loi.
Et pour comprendre, et prendre des décisions essentielles, elle va se hisser dans la grande roue. Et ça tourne. Mais elle n’a pas le vertige. Quand la roue est tout en haut, elle observe, elle se retourne sur sa vie et sur celle de son couple, elle philosophe sur les contradictions des êtres humains. Elle tente de découvrir une cohérence dans l’incohérence de l’existence. Elle revoit tous ses moments heureux, tous ses rêves d’un ailleurs. Elle est une enfant adoptée et elle ne connaît rien de ses origines. Et elle va, malgré tout, au hasard d’une rencontre, y être confrontée.
Tout en bas, ancré dans le sol, elle aperçoit son mari Léon Nerval, qu’elle croit si bien connaître et dont pourtant tant d’aspects lui échappent. Il est entouré d’une foule de silhouettes qui apparaissent et disparaissent tour à tour. Léon, lui, est un homme de la terre, héritier d’un domaine. Même s’il rêvait d’aller au loin, il est un homme enraciné. Et pourtant, il a connu la guerre d’Algérie qui l’a perturbé pour toujours. Il en est revenu transformé. Il râle, il fulmine, il rage. Il refuse le monde tel qu’il va.
Il a bien tenté de retrouver une normalité, enfouissant tout son passé. Il s’est marié avec Cassandre qui elle, est une femme venue d’ailleurs. Grâce à elle, il va trouver un semblant de bonheur. Ensemble, ils rêvent de lointain, des grands froids, découverts dans un livre qu’ils lisent et relisent, ils s’enlacent, ils luttent pour conserver intacte cette terre ingrate des bords de Loire, qui est menacée par des convoitises mais aussi par les aléas du climat. Leur drame c’est qu’ils n’ont pas réussi à avoir un enfant. Alors, ils décident de transmettre ce domaine à Pierre, un orphelin taiseux et marginal.
Et puis, Cassandre va escalader les montagnes russes. A toute vitesse, le véhicule la propulse dans un grand huit où elle parcourt des pentes sinueuses, qui là, lui donnent le vertige. Trop se secrets, trop de souvenirs, trop d’émotions l’envahissent. Elle est submergée par trop de croisements incompréhensibles, de fils à dénouer, de parallèles inquiétants entre les horreurs destructrices de la guerre dans laquelle les hommes sont enchaînés et torturés et les horreurs destructrices de la nature déchaînée dans lesquelles les hommes et ce qu’ils ont bâti sont ensevelis, de hasards qui n’en sont pas, d’incidences surprenantes. Elle pourrait en être débordée.
Mais elle ne peut pas se le permettre. Sa raison reprend vite le dessus. Elle doit prendre de grandes décisions. Alors, elle redescend à terre et retrouve ses esprits. Elle quitte la fête foraine et quitte en même temps ses divagations. Cette rebelle, cette marginale à la peau foncée, arrive à apaiser le temps, à vaincre la mort et à accepter de vivre. Et reprenant l’exergue choisi par Corinne Royer pour introduire son roman, celle de Paul Celan, elle décide « de marcher d’un pied sûr vers elle-même ».
Dans ce roman Et leurs baisers au loin les suivent, Corinne Royer réussit avec brio à s’engager dans un style baroque. Elle mêle avec une grande virtuosité les genres. Elle utilise les ressorts du suspense de l’intrique policière, les ressources de la mythologie, la précision du récit réaliste, utilisant habilement des bribes de sa vie qu’elle tisse avec la fiction. Parfois, le récit devient poétique puisque l’auteur manie avec délicatesse l’équivoque du sens des mots, la métaphore. Certains passages sont tragiques, d’autres ironiques, d’autres lyriques lorsqu’elle traduit la météorologie des sentiments. Corinne Royer prend un plaisir intense à jouer avec tous les registres.
Certes, l’intrique de ce roman emporte le lecteur loin de son quotidien mais il est aussi charmé par la richesse de la langue qui fait partie intégrante du délice de la lecture.
Dans ce récit dense et foisonnant, nous sommes engagés dans un espace où le temps n’existe plus. La lecture de ces fragments de vies devient une nébuleuse où nous devons accepter de perdre nos repères, une sphère d’attraction qui nous propulse dans des coins de mystères où nous sommes égarés. L’auteur nous précipite dans un nuage de questions existentielles où nous retrouvons nos propres interrogations sur la guerre, la violence, l’exil, la transgression, le devenir de la nature, la noblesse des humbles, l’héroïsme. Et nous pouvons dérouler à loisir le poème d’Aragon comme une ritournelle : « Est-ce ainsi que les hommes vivent/ Tout est affaire de décor/ le temps de rêver est bien court/ La pièce était-elle ou non drôle/ Moi si j’y tenais mal mon rôle/ C’était de n’y comprendre rien ».
« Il n’arrive pas ce qu’il faudrait. Joie ou douleur, personne jusqu’au bout. / Toi, raconte-nous l’histoire, et fais trembler la scène sous le déchaînement de la parfaite comédie ! » Cet extrait de La maison fermée de Paul Claudel traduit bien l’impression que peut laisser ce livre dans notre esprit.
Ce n’est pourtant pas l’amertume qui triomphe quand nous fermons le livre. Corinne Royer nous invite, malgré les chagrins, les douleurs qui jalonnent nos chemins de ronces, malgré tous nos renoncements, à poursuivre notre marche, à écarter les broussailles pour découvrir au bout de notre parcours une clairière de lumière où volent des papillons rares qui migrent en toute liberté et où, si nous acceptons de tendre l’oreille, nous entendrons, avec une jubilation certaine, s’élever un chant de vie parmi des champs de ruine.
Pierrette Epsztein
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