Identification

En Pléiade, un Descartes généreux (par Pierre Windecker)

Ecrit par Pierre Windecker le 06.05.25 dans La Une CED, En Vitrine, Les Chroniques, Cette semaine, Les Livres, Essais

En Pléiade, un Descartes généreux (par Pierre Windecker)

 

Œuvres, Tome I (1579 pages), Tome II (1561 pages), Descartes, Collectif, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2024, éditions préparées par Jean-Marie Beyssade, publiée sous la direction de Denis Kambouchner, choix de lettres par Jean-Robert Armogathe

 

En 2024, la Bibliothèque de la Pléiade a accueilli dans ses rayons de nouvelles Œuvres de Descartes. Elles prennent le relais de celles de l’édition André Bridoux qui datait de 1937.

Il faut saluer cet événement éditorial.

Ce qui fait la valeur originale de cette édition, c’est d’abord qu’elle s’adresse, autant qu’aux amateurs et connaisseurs de Descartes, à ceux qui – philosophes ou non – ne le sont pas (ou pas encore) particulièrement.

Les premiers, dont certains sont peut-être suspendus à la publication progressive des Œuvres complètes par le même éditeur dans la Collection Tel, trouveront dans celle-ci le même parti-pris d’abondance généreuse et d’exigence : tout l’essentiel est là (bien plus qu’en 1937), assorti d’un apparat critique ‒ historique, philosophique, linguistique ‒ qui est l’ouvrage des meilleurs « spécialistes » universitaires de langue française.

Les autres, plus nombreux, ceux qui rencontrent Descartes seulement au cours d’une pérégrination plus vagabonde, trouveront ici tout ce qu’ils peuvent souhaiter. Qui peuvent être ces derniers ? D’abord, toutes les personnes qu’enchante la langue du XVIIe siècle. En 1852, dans son Histoire de la littérature française depuis les origines jusqu’en 1830, le professeur d’Université Jacques Demogeot écrivait de « la langue » de Descartes qu’elle était celle « de tout le monde frappée à l’empreinte du génie d’un seul » ‒ on y reviendra, en évoquant plus loin la phrase de Descartes. Mais ces Œuvres s’adressent évidemment aussi à tous ceux que passionne l’histoire intellectuelle et politique mouvementée de la première moitié du XVIIème siècle. Elles permettent d’appréhender la stupeur et les contrecoups produits dans la République des Lettres par la condamnation de Galilée par l’Inquisition en 1633. Elles nous guident également pas à pas dans les démêlés théologico-politiques de Descartes avec les autorités universitaires et municipales calvinistes de la ville d’Utrecht. On y reviendra aussi.

Quand on les a entre les mains, on comprend tout de suite que ces Œuvres encouragent à une lecture de Descartes profondément renouvelée. Elles le font déjà par l’amplitude plus grande de la sélection proposée. Mais elles le font davantage encore par l’angle constamment maintenu dans leur présentation. Cette mise en perspective tend à une fin unique : qu’on appréhende mieux à quel point il y a eu un « événement Descartes ». A quel point il y a eu, et donc aussi à quel point il y a, pour nous encore, un tel événement : les deux aspects sont inséparables, car mieux saisir « l’événement Descartes » dans son contexte d’époque, c’est se donner les moyens de l’interpréter et de l’évaluer depuis le nôtre, répétant et renouvelant par-là l’événement. Ces Œuvres nous offrent donc l’amitié d’un Descartes encore plus vivant et, s’il est possible, encore plus pensant. D’un ancêtre tout jeune, porté par tous les parricides qui le ramènent à la vie.

Le premier mérite de cette nouvelle édition est de donner accès à des œuvres ou parties d’œuvres qui étaient absentes de la précédente. Relevons principalement : Le Monde, les VIIèmes Objections et réponses (consécutives à la publication de la Dissertation sur la première philosophie du P. Bourdin, jésuite), la Lettre au R.P. Dinet (Provincial des Jésuites pour la France), la Lettre à Voetius (qui se situe à l’acmé de la Querelle d’Utrecht), La Description du corps humain et de toutes ses fonctions, les Notes sur un certain placard et – last but not least – un choix de lettres plus étendu et plus riche que celui de l’édition de 1937.

Mais c’est le deuxième mérite qu’il faut surtout saluer : il englobe le premier. Outre l’éventail plus large des œuvres éditées, leur disposition rigoureusement chronologique, la présentation de la correspondance elle-même en deux ensembles séparés dans le temps autour d’une césure placée entre 1641 et 1642, l’insertion à la bonne place de quelques extraits d’Adrien Baillet qui nous restituent la Geste épique que fut La Vie de Monsieur Descartes, enfin l’orientation constante des notices et de l’apparat critique (qui allie la sobriété à la précision), tout cela a pour effet de nous rendre familier un Descartes en son temps. Et par là-même, on l’a dit, dans le nôtre, puisqu’il n’y a pas d’autre manière de nous rendre une pensée contemporaine que de l’arracher à l’illusion d’une intemporalité et d’une anhistoricité, en la saisissant au contraire dans son premier contexte d’écriture et de lecture.

Descartes en son temps ? Bien sûr, cela veut dire d’abord dans les événements marquants d’une histoire philosophique, scientifique, religieuse, politique, et dans le style d’une époque. Mais la volonté d’entendre et de suivre Descartes en son temps doit être comprise dans un sens bien plus complexe et plus profond. C’est bien de son temps à lui qu’il s’agit, celui de Descartes, qu’on ne saurait confondre avec celui de quelque autre de ses contemporains. Simple truisme, qui s’appliquerait aussi bien à n’importe quel écrivain ou philosophe ? Sans doute, à ceci près qu’il prend, dès qu’on parle de Descartes, une résonnance particulièrement puissante et, à dire vrai, tout à fait singulière. Ce qu’on va voir maintenant.

Mais commençons par le temps qui ressortit au commun de tout penseur : il se présente, bien sûr, comme une tresse ourdie, de nœud en nœud, entre trois temporalités : celle de la fortune et des décisions d’une vie, celle d’une histoire et d’une époque, celle, enfin, d’une pensée qui a sa temporalité propre, souvent assimilable à une forme d’« évolution ».

Or, déjà, dans la tresse cartésienne, quelque chose dérange un peu l’ordre et la configuration des nouages habituels. L’évolution de la pensée ? Pour l’essentiel, on peut dire qu’il n’y en a pas. Pourtant, loin d’effacer toute forme de temporalité intérieure à la pensée de Descartes, cette absence d’évolution significative ne fait que renforcer le sentiment que le temps lui est tout à fait essentiel. Il faut donc supposer que c’est l’acte même de penser qui, dans son unité (qu’on pourrait dire non-temporelle), imposant sa loi au penseur, exige de lui, précisément, qu’il s’emploie à le temporaliser, à la fois dans l’intimité de la méditation et de l’étude, et dans la publication des écrits. Car il faut encore dire que cette question de l’opportunité ou non de publier, souvent liée ‒ mais pas seulement ‒ aux événements (procès Galilée, querelle d’Utrecht) et au climat de l’époque, prend une telle importance pour Descartes qu’elle ajoute comme un quatrième brin, chez lui, à la tresse du temps.

Le pari réussi de ces Œuvres c’est de nous rendre aisée la perception de ce nouage répété, constamment transformé et déplacé, entre les trois ou quatre brins de la tresse d’un temps qui n’est décidément que le sien : les épisodes importants ou les simples anecdotes significatives de sa vie, les événements de l’histoire scientifique, religieuse et politique de son temps et, surtout, le tempo et le rythme que la pensée elle-même impose aux essais provisoires, à l’écriture qui sanctionne leur aboutissement, et, quand il ne dépend d’aucune circonstance extérieure, jusqu’au choix du moment heureux pour la publication.

Mais, avant d’en revenir à l’essentiel ‒ la temporalisation de la pensée elle-même ‒ feuilletons un peu cette édition pour y repérer déjà quelques beaux nouages de la tresse.

La correspondance privée, bien sûr, permet souvent d’assister à ce nouage sur le vif au lieu de devoir se contenter d’en voir le résultat. Descartes y évoque l’avancée de ses travaux, la liberté et le loisir qu’ils exigent, ses promesses lointaines d’écriture future et ses résolutions soudaines de passer à l’acte, ses interrogations et ses décisions sur l’opportunité de publier.

Grâce à cela, les lettres de Descartes jettent souvent une lumière plus brute, plus naïve (native) et plus vive sur des concepts majeurs de sa philosophie. Elles épargnent d’avance les simplifications grossières. Ainsi, a-t-on assez parlé du « dualisme » cartésien qui, dit-on, « séparerait » seulement, et radicalement, l’« âme » du « corps » ? Certes, une lecture attentive du traité des Passions de l’âme permet de comprendre que c’est surtout leur « union » qui retient l’attention de Descartes. Mais tout n’est-il pas dit avec une force plus grande encore dans ce passage de la lettre à Elisabeth de Bohème du 28 juin 1643 : « Mais, puisque Votre Altesse remarque qu’il est plus facile d’attribuer de la matière et de l’extension à l’âme, que de lui attribuer la capacité de mouvoir le corps et d’en être mue [entendons : émue], je la supplie de vouloir librement attribuer cette matière et cette extension à l’âme ; car cela n’est autre chose que de la concevoir unie au corps » (tome II, p.903) ?

Voyons maintenant la portée d’une simple anecdote. On sait (ou on ne sait pas, n’importe !) que la « vraie générosité est pour Descartes cette estime légitime de soi qui résulte de ce qu’on s’identifie à son seul libre arbitre, avec la certitude anticipée qu’on ne saurait jamais en faire qu’un bon usage. Mais veut-on comprendre in vivo pourquoi le traité des Passions de l’âme affirme que cette estime légitime de soi entraîne ‒ si l’on était tenté de dire “paradoxalement”, ce serait bien à tort ‒ qu’on ne peut jamais mépriser personne ? Eh bien ! Voilà une histoire qui éclaire les choses à merveille. Fin 1646 ou début 1647, Descartes écrit au conseiller Huygens (père du physicien) pour lui “donner sujet d’exercer (sa) grâce en la personne d’un pauvre paysan de (son) voisinage, qui a eu le malheur d’en tuer un autre” » (tome II, p.1083). « Si un “pauvre paysan” faisant assurément dans la circonstance un très mauvais usage de son libre arbitre, vient à en tuer un autre, le “généreux”, justement parce qu’il est certain du bon usage du sien, ne peut jamais l’imputer qu’à une forme de malchance. Ajoutons, pour le sel de l’affaire, qu’à la fin de la même année, Descartes interviendra encore auprès de Huygens, pour demander cette fois la grâce de l’officier de quartier qui, abusant de son autorité, n’avait pas attendu pour accorder de son propre chef la grâce du coupable » (tome II, p.1132).

On n’a évoqué encore que la correspondance privée, judicieusement choisie et plus abondante dans cette édition, mais déjà présente en partie dans la précédente. Mais il en va tout autrement de ce que nous appellerions aujourd’hui les lettres ouvertes de Descartes. Une des plus heureuses nouveautés de ces Œuvres est de nous donner à lire les écrits guerriers (on m’excusera de contourner d’abord l’adjectif « polémiques », que les médias et les réseaux sociaux ont quasi privé de son sens) que Descartes a produits en réponse à certaines attaques-surprises – le plus souvent sournoises. Ce que ces écrits polémiques nous permettent de mieux percevoir, c’est d’abord la présence d’un contexte intellectuel, universitaire et institutionnel encore souvent très hostile à la nouveauté cartésienne. Mais c’est aussi la force polémique de la pensée de Descartes en ses lieux d’intervention et en son siècle. Trois grands épisodes retiennent l’attention : le différend qui l’oppose à un Jésuite (le Père Bourdin) et qui, par ricochet, atteint en appel le R.P Dinet (VIIèmes Réponses, Lettre à Dinet) ; le conflit violent provoqué par les attaques des autorités universitaires d’Utrecht, que Voetius cherche à entraîner sous sa bannière, et par les concessions que leur fait la municipalité (Lettre à Voetius) ; enfin, les attaques nouvelles déclenchées par certains professeurs de Leyde (Notes sur un certain placard). Dans ces textes, on découvre un Descartes sachant manier l’épée de la raison, qui préférerait, certes, désarmer pacifiquement l’adversaire, mais ne craint jamais d’aller jusqu’au sang de la colère s’il pense qu’il use d’armes truquées, de mensonges ou de diffamation, l’accusant par exemple « d’enseigner artificieusement et très secrètement l’athéisme » (Lettre à Voetius, tome II, p.122) : « Mais pardonnez à l’ingénu qui dit vrai : j’ai lu beaucoup de vos écrits, mais je n’y ai jamais trouvé aucun raisonnement, une seule pensée qui ne soit basse ou vulgaire, aucun, aucune qui sente l’homme d’esprit ou l’homme cultivé » (ibid. p.149). De ces écrits polémiques, on retiendra particulièrement la Lettre à Voetius qui, en même temps qu’un pamphlet, est une œuvre majeure pour comprendre qu’il y a chez Descartes la philosophie d’une politique de la philosophie (« en effet, la pratique de la philosophie a toujours été si libre… », ibid., p.121), et donc aussi la philosophie d’une rhétorique convenant au débat, qui font contraste avec ce qu’il dénonce chez Voetius et ses comparses comme une forme de populisme théologique (le mot n’a rien d’anachronique), dont il analyse finement et démonte impitoyablement les ressorts passionnels et langagiers. C’est à juste titre que Denis Kambouchner, dans la notice, s’étonne qu’on « néglige » cet écrit (auquel il ajoute les Notes sur un certain placard), qui doit trouver sa place sur un devant de scène, aux côtés des « quatre grands livres » que sont Discours et Essais de la méthode ; Méditations suivies de Objections et réponses ; Principes de la philosophie ; Passions de l’âme ». Ajoutons cela, qui est un signe : la IVème partie de la Lettre à Voetius pourrait avec bonheur faire l’objet d’explications scolaires. Parler ainsi, ce n’est certainement pas ravaler l’œuvre à une « œuvre pour classes Terminales » ; c’est reconnaître au contraire sa puissance et son lustre.

Evidemment, ces textes polémiques obéissent à une temporalité bien particulière. Ils resserrent d’un coup, jusqu’à les confondre dans une précipitation soudaine, tous les brins de la corde du temps de Descartes : vivre (agir), penser, écrire, rendre public.

Mais il faut en venir à l’essentiel du temps cartésien : comme il « supplie » Elisabeth de « vouloir librement attribuer (une) matière et (une) extension à l’âme », à nous de prendre la même liberté pour attribuer une temporalité propre à l’acte atemporel de la pensée. Commençons modestement par ses signes extérieurs : le rythme et le tempo de la phrase de Descartes, et ceux de ses publications. La pensée s’actualise et se reconnaît en ses traces.

Or, qu’il s’agisse de convaincre par des raisons, de solliciter l’attention du lecteur, de chercher un soutien dans une affaire ou de ferrailler contre un adversaire, la phrase de Descartes – la phrase majeure en tout cas ‒ se reconnaît toujours à une frappe particulière. Telle est cette « langue de tout le monde frappée à l’empreinte du génie d’un seul » qu’évoquait Demogeot. Elle comporte comme une phase de prudent et patient enroulement, d’accumulation d’énergie et de tensions – où l’on trouve des raisons et des concessions, les raisons des raisons et celles des concessions, les concessions faites à des raisons ou pour limiter d’autres concessions ‒ jusqu’à un point de déclenchement, qu’on peut souvent décrire comme celui d’un « rebroussement » paradoxal qui en précipite la conclusion.

On peut en dire autant du tempo et du rythme de l’écriture des livres et, au-delà, de leur publication. Descartes ne cesse de le confirmer lui-même dans sa correspondance : il lui faut toujours expliquer, en déployant force raisons, tantôt pourquoi il tarde, et tantôt pourquoi il se précipite.

D’un côté, ses contemporains peuvent en parler comme d’un « célèbre prometteur » de livres annoncés longtemps à l’avance et pour un avenir qu’il veut laisser incertain ‒ et tardif. Toujours, ils se demandent avec espoir, méchanceté ou simple agacement : publiera ? publiera pas ? en tout ou en partie ? avec ou sans accompagnement de compléments ? – rappelons, pour expliquer cette dernière question, que le Discours de la Méthode était suivi des Essais (physiques) de la méthode, et que, fait unique dans la littérature philosophique, les Méditations métaphysiques étaient suivies de six séries d’Objections sollicitées auprès d’autres philosophes et des Réponses de l’auteur.

Mais comme il tarde autant qu’il croit le pouvoir et le devoir, Descartes se précipite soudain dès qu’il s’agit d’achever une œuvre et/ou de la faire éditer. Tantôt, c’est parce que le moment est venu pour la pensée elle-même d’acter enfin son résultat, sauf à risquer de manquer son destin à vouloir trop attendre. Tantôt, c’est parce que le moment est venu à lui du dehors et sans qu’il le souhaite, du fait d’une attaque déclenchée contre lui qui l’oblige à tirer sur le champ l’épée du fourreau. Un des grands mérites de cette édition des Œuvres est de ne négliger aucune des occasions de souligner, de contextualiser, de questionner et, autant qu’il est possible, d’expliquer ces modulations du temps.

Mais ni l’organisation personnelle d’une vie de travail, ni le choc des événements extérieurs ne peuvent à eux seuls expliquer ce tempo (entre lenteur et rapidité) et ce rythme (entre attente et précipitation) de l’écriture et de la publication. Ces contrastes révèlent encore bien autre chose. Ils font signe vers une temporalité propre à la pensée, qui resserre autour d’elle la tresse du temps en décidant elle-même de son accroche aux autres temporalités, s’assurant ainsi de conserver son indépendance et son autonomie.

De quelle « temporalité » s’agit-il ? On a déjà noté qu’on ne peut pas la ramener à une évolution de la pensée. Mais il ne s’agit pas non plus de « l’ordre des raisons » de la philosophie cartésienne, du moins si l’on entend seulement par-là la succession ordonnée des étapes d’un raisonnement continué : comme l’informatique nous le rappelle, celle-ci-ci n’a pas de rythme ni de durée propre ; le temps ne lui est qu’un obstacle physique, qu’il faut s’efforcer de réduire le plus possible. « L’ordre des raisons », s’il ne faisait qu’aller de proposition en proposition, n’aurait donc pas de réelle consistance temporelle. Pour Descartes, l’acte de penser reste d’ailleurs toujours présent à lui-même, « comme par une sorte de mémoire » (quasi memoria) qui permet que les étapes d’une déduction bien enchaînée aient toujours – sauf par - le fait d’un accident extérieur ‒ même valeur qu’une intuition instantanée.

Mais pour se faire une idée de cette matrice temporelle propre à la pensée chez Descartes, il suffit après tout de rappeler le début de la première des Méditations métaphysiques.

« Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie, de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme, et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir » ( Tome I, p.443).

A première lecture, cet exorde ne fait encore que lier, dans le résumé d’une autobiographie philosophique, les âges de la vie à la maturation nécessaire à la pensée pour qu’elle soit en mesure de transformer au bon moment – forcément dans l’après-coup ‒ ce qui n’était que son premier essai. Mais comme dans la phrase de Descartes, il s’en dégage aussi une manière de vouloir freiner le temps, mais pour mieux le tordre ou le bander, avant de décider de le relâcher soudain, juste avant qu’il soit trop tard, pour le précipiter en liberté. Au-delà de l’ordre seulement déductif des raisons (qui, en soi, n’a rien de proprement temporel), la pensée de Descartes est donc celle d’une certitude anticipée qui doit se rejoindre plus loin dans une ferme et inébranlable assertion, qui vaut en même temps décision de poursuivre (1). Mais c’est au terme d’un long détour, voire après la construction d’une feinte ‒ la plus nécessaire étant celle du Malin Génie, l’ennemi de cœur qui oblige à porter le doute à son extrême pour pouvoir buter, enfin, sur le roc de la première certitude qu’il est possible d’acter : le cogito, que le Discours avait résumé dans la formule « je pense, donc je suis ».

Il en va déjà ainsi de la vie intellectuelle de Descartes, qui commence par les trois rêves d’une nuit, interprétés pendant le sommeil même, ressassés dans l’enthousiasme et l’obsession pendant plusieurs mois. Baillet les commente ainsi : « Descartes, dit-il, fut assez hardi pour se persuader que c’était l’Esprit de vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe » (tome I, p.4-9). Il n’y avait donc plus qu’à se mettre au travail. Mais il fallait vouloir en différer le résultat, entreprendre des travaux multiples, portés d’avance seulement par la décision de toujours chercher la certitude par le doute. Comme il fallait aussi se tenir prêt à saisir, pour sanctionner l’ouvrage de la pensée (pour écrire ou pour publier), le moment qu’on découvre soudain tout prêt à s’éloigner en sachant qu’il ne repasserait jamais avec une égale opportunité.

Mais s’il en va ainsi de la vie intellectuelle, c’est parce il en va ainsi également de la pensée elle-même : dans sa certitude de soi, qui est à la fois anticipée et instantanée, elle doit tout le temps trouver son pas, apprendre même d’abord à marcher à reculons (en prenant appui sur le Malin Génie) pour pouvoir commencer vraiment d’avancer, se préparer longuement à inventer et pratiquer les détours qui sont réellement susceptibles de se convertir en autant de bonds en avant. Cela veut dire que dans « l’ordre des raisons », l’ordre des propositions déduites les unes des autres est d’abord agi, et régi, par celui, tout aussi nécessaire, des volitions de qui a pour seule volonté celle de « bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences ». Ou encore : l’ordre des énoncés (propositionnels) est à la fois intimé et libéré par un ordre des actes d’énonciation, dont la « logique » n’est pas moins inflexible, et qui garde les commandes et prend même parfois les choses en mains. C’est vrai, en tout cas, de la métaphysique, si ça ne l’est pas de la physique et des sciences qui en dépendent. Mais un aspect majeur de ce qui différencie ces deux ordres, c’est que si l’ordre déductif ignore le temps, l’autre repose sur une mise en jeu active du temps, non seulement parce que l’individu vivant occupé à penser doit bien « faire avec » parce qu’il baigne dedans, mais surtout parce la pensée elle-même doit apprendre à « jouer le temps », à le jouer avec et contre lui, pour passer de sa certitude anticipée d’elle-même (qu’elle doit même pour cela feindre de renoncer) à la forme d’une vérité actée. Ainsi les préceptes de la méthode et les maximes de la « morale provisoire », exposés dans le Discours de la Méthode, précèdent-ils, au titre de certitude anticipée d’un viatique indispensable, le fondement métaphysique qu’ils trouveront seulement plus loin, à peine esquissé, dans le même Discours, et de manière développée plus tard encore, dans les Méditations (après le détour par la fiction de ce grand trompeur qu’est le Malin Génie) dans la véracité du cogito, puis dans la véracité divine. Plus fort : dans les Méditations, les vraies raisons que je me donne de douter en bâtissant la fiction d’un Malin Génie qui me trompe (elles sont véraces, certes, puisqu’elles me sont nécessaires pour la recherche de la vérité) sont autant de raisons fausses en elles-mêmes, non seulement comme la suite le montrera, mais comme, connaissant mon actuelle volition, je le sais par avance : je sais que « j’emploie tous mes soins à me tromper moi-même » (tome I, p.447) pour être sûr de ne jamais l’être par un Autre qui aurait su me doubler. Et même, plus subtilement, le cogito, première certitude dont je puisse acter la vérité, n’est là que pour être débouté de sa position première, puisqu’il m’amène à reconnaître qu’en vérité « j’ai premièrement l’idée de l’infini que du fini, de Dieu que de moi-même ».

D’un mot : si le « temps de Descartes » est à la fois si essentiel et si singulier, cela ne tient pas qu’au moment historique – un moment critique dans l’histoire de la pensée – dans lequel il se situe. Cela ne tient pas seulement non plus aux moments successifs et aux péripéties de la vie de René Descartes. Cela tient d’abord, sans doute, à l’affirmation par lui d’une nécessaire temporalisation propre à la pensée et par elle exigée – quand elle se veut et se cherche, quand elle se construit et se sanctionne par l’écriture, quand elle se publie. Je ne crois pas qu’aucune édition qui soit abondante et généreuse sans s’être voulue exhaustive ait réussi à ce jour à le faire aussi bien comprendre et ressentir.

 

Pierre Windecker

 

(1) Dans ce tempo et ce rythme, les lecteurs de Lacan apercevront sans doute quelque chose qui n’est pas étranger au « temps logique », destin d’une « assertion de certitude anticipée », qui est scandé par les trois temps que sont « l’instant d’un regard », le « temps pour comprendre » et le « moment de conclure ». La triade se répète, commençant par un mouvement de subjectivation et s’achevant dans un mouvement d’objectivation.



  • Vu: 613

A propos du rédacteur

Pierre Windecker

Lire tous les articles de Pierre Windecker

 

Pierre Windecker, Professeur agrégé de philosophie, a toujours enseigné en classes terminales et été associé par ailleurs à diverses activités de formation des professeurs dans la discipline. Comme retraité, a animé deux séminaires extérieurs au Collège International de Philosophie.