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Don Quichotte, Pietro Citati

Ecrit par Jean-Paul Gavard-Perret 28.05.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Italie, Gallimard

Don Quichotte, 2018, trad. italien Brigitte Pérol, avril 2018, 192 pages, 19,50 €

Ecrivain(s): Pietro Citati Edition: Gallimard

Don Quichotte, Pietro Citati

 

Pietro Citati lecteur de Cervantès

Pietro Citati prouve combien le Don Quichotte de Cervantès reste un livre inépuisable. Dans ce roman premier, sorte de chant renversant et mystique (sous certains aspects) et farce de première importance, Cervantès mélange le rire à la douleur. Et l’auteur italien commente à sa manière cette symbiose en dépliant des plis inconnus de la robe de Dulcinée du Toboso comme des hauts de chausse du héros et de son fidèle écuyer. Il prouve comment Cervantès procède pour que bien des ombres et des chausse-trappes nous attirent là où la question que les deux héros, inconsciemment, se posent, se déplace sans cesse entre un « qui je suis » et un « si je suis ».

Les mots de Cervantès ne font donc rien que constater les dégâts d’un héros premier de l’histoire du roman. Ecrire, rappelle l’Italien, est donc toujours croire à la vie mais dans un sens particulier. Et il appelle à l’éveil, à la lucidité du lecteur face à une œuvre hors norme et ses suites de fractures, merveilles, absurdités et critiques implicites. Celles-ci portent autant sur le rêve que sur la réalité. L’essai trace une nouvelle carte pour ce livre où se pose la question de leur sens.

Nous sommes embarqués dans une analyse aérienne sorte de tissu précaire qui cède sans cesse pour mieux faire respirer le héros. Citati pousse donc plus loin l’aventure désespérante et sublime du Quichotte. Il ne cesse de chercher ce que les mots de Cervantès éclairent de la débâcle, du chaos en fleur de feu et brèches ou émerge l’entrevoir, l’entre-vivre, la force de l’illusion comme celle de la réalité.

L’essayiste prouve combien une telle aventure romanesque vivifie et fascine. Elle ne nous quitte pas, on s’y arrime, et soudain il arrive que les mots tentent de créer ce que les choses ne font pas. C’est rare, mais c’est bien ce qui se passe chez Cervantès. Il situe sa fiction à la lisière brouillée de la pensée. Les mots en indiquent la voie comme la perte. On s’accroche à eux comme des bouées de corps-morts. Les mots sont d’ailleurs comme nos morts : ils durent dans nos yeux, dans notre corps. Mais soudain nous sommes des vivants par procuration grâce au « Chevalier à la triste figure » que l’auteur (et Citati le souligne) sort paradoxalement de l’état de fantôme inconscient pour conférer à une expérience du visible un magnétique particulier.

Cervantès crée un espace d’étrangeté mais aussi de proximité en ne tapinant jamais dans l’exotisme mais en opérant dans la critique d’un merveilleux frelaté. Le roman entre ici dans sa forme première et majeure en empruntant un chemin de risque que Citati rappelle. Cervantès renonce aux formes prévisibles et crée une progression dans la fausse évidence. Surgit la spatialité la plus essentielle et la plus organique au roman et au plaisir qu’il procure. L’imaginaire se met à bouillir dans la gangue d’une telle farce sublime. Citati en a révisé chaque pièce et chaque « aître » : à savoir non pas ce dans quoi nous habitons mais ce qui nous habite et nous fait vivre.

Ce roman de l’incertitude et premier road movie fait traverser les apparences en un acte de puissance. Et Citati apprend comment il faut aller chercher à la surface du livre l’image naïve et sourde qui surgit du cri intime du Quichotte. Nous y poursuivons le fantôme d’une histoire engoncée parmi des ombres appesanties. Créer revient à entrer dans le silence de l’être et de se retrouver en confrontation communicante avec lui. Et ce loin du réalisme : c’est là est une étiquette vide cachant selon les époques diverses idéologies, positions morales ou intentions allégoriques. Il illustre aussi que le livre suscite toujours une réflexion, propose et provoque un face à face perpétuel avec le monde et soi-même. Se crée dès lors une étrange perception.

L’essai transforme le roman en figuré : mais le figuré devient ce réel sur lequel le réel ne peut plus vraiment se plaquer et ce, non seulement dans le sensible, mais pas par le sensible, c’est d’ailleurs ainsi que le roman trouve son « harmonie » première. On sent en lui le feu. Renaît à la lumière du héros la pâleur laiteuse des lointains en nous-mêmes. C’est pourquoi il y a peu d’œuvres aussi impudiques et pudiques, drôles et tragiques, violentes et mystiques à la fois. S’y concentre le feu du dehors et du dedans. L’infini est soudain en son centre. Il est au centre de nous.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 


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A propos de l'écrivain

Pietro Citati

 

Pietro Citati, né le 20 février 1930 à Florence en Italie, est un écrivain et critique littéraire italien, auteur de nombreux essais dont certains ont été traduits dans différents pays.

 

A propos du rédacteur

Jean-Paul Gavard-Perret

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Domaines de prédilection : littérature française, poésie

Genres : poésie

Maisons d’édition les plus fréquentes : Gallimard, Fata Morgana, Unes, Editions de Minuit, P.O.L


Jean-Paul Gavard-Perret, critique de littérature et art contemporains et écrivain. Professeur honoraire Université de Savoie. Né en 1947 à Chambéry.