Devenir nuit, Marie Joqueviel (par Marc Wetzel)
Devenir nuit, Marie Joqueviel, Gallimard, Coll. Blanche, février 2024, 96 pages, 17 €
Toute poésie est comme une version de la fable du moi et du monde. Ici, « le monde ne demande pas à ce qu’on l’habite/ le monde ne demande rien/ sauf peut-être qu’on le regarde » (p.54), et le moi, qui veut savoir ce qui l’a permis, y est prêt, et attend le tarif. Le voici : pour regarder le monde, il lui faudra « devenir nuit ». C’est une mise exorbitante, mais donnant – peut-être – l’occasion unique, dans la foulée, de « devenir le monde/ une fois au moins/ avant de mourir » (p.58). Voilà un tel livre.
Avant d’aller vers ce qu’on ignore, la poète (dans la partie « Peuple du désastre », significativement à la fin) fait utilement le point sur ce qu’on sait. Nous savons, écrit-elle un peu sombrement, au moins trois choses (« nous savons » veut dire : nous nous mentirions illusoirement sur ces points). D’abord nous savons que « nous rêvons seuls » (nous n’avons de sommeil que celui donné par notre cerveau, et l’insomnie elle-même est sommeil manqué par notre cerveau, et lui seul).
Ensuite, nous savons que l’amour se « fatigue » (se donner use, et la poésie au mieux offre au cœur repos, non renouvellement). Enfin, nous savons que « le désastre en nous travaille à (…) découdre l’espérance ». Pourquoi le fait-elle ? Parce que le désir qui la porte se détache du réel en révélant que ce réel n’y était que cousu, et non intégré ou pondu. Greffe tardive, complaisante, contingente – le rapiècement de l’espérance trahit la pièce rapportée qu’elle loge, comme son effilochabilité le simple fil pendu à son aiguille. Ces trois constats témoignent de ce que cette auteure, à la pudeur lucide mais à la tristesse fondée, est comme habitée par une absence qui lui crie dessus : elle a toujours l’air de sortir un peu groggy du vestiaire de la vérité, de la vie traversée et jugée. Certes, « elle ne craint pas/ les coups elle les a/ apprivoisés » (p.23), mais ce qui la hante est une violence imparable, car sa source est hors d’atteinte, est dans l’opacité. Tout accès demandera donc d’abord de « devenir nuit ».
Devenir nuit, le monde onirique y aidera-t-il ? En trois pages extraordinaires (p.63-65), l’auteure voit que non. Avec une remarque à la Staline : Morphée, combien de divisions ? Et un trait d’humour (comme les aveugles rêvent furtif – leurs personnages sont comme des chatouillis parlants, un pur cancanement de frissons –, une myope, comme elle, rêve flou – si elle hallucinait clair, la fausseté d’un tel monde aussitôt la réveillerait !). En rêve, écrit-elle, elle rejoint une petite troupe de fantômes s’ignorant tels ; elle y « signe » (machinalement) ce qu’elle n’a pas écrit, infaillible pour rien dans « des rôles qu’elle n’a pas appris ». Mais rêver ne fait qu’« épaissir sa vie », redoublant au-dedans la confusion du dehors (alors que le mort, au moins, lui, n’est plus ni dedans ni dehors) : le songe nous « allège » de l’être même qu’il avait mission de révéler ! Le sommeil ne fait que « consentir tout court » à la toilette intime d’un cerveau. Certes, personne n’a d’amour-propre en rêve (de quoi un fantôme se vexerait-il ?), mais la seule utile leçon de nuit du monde onirique est (un fantôme est sans bagages) qu’on n’a enfin rien à y déclarer : la poète s’y sent délivrée « du devoir de dire qui la sépare d’aimer sans les mots », ce n’est pas rien.
Devenir nuit, le deuil (l’hospitalité à l’égard de nos « disparus ») y aidera-t-il davantage ? La réponse de l’auteure est précise et terrible : ce qu’elle cherche, c’est une liberté en amont du sens, c’est « la nuit muette d’avant les signes/ où vivre se passait de mots » (p.52), alors que la nuit de nos morts est bien plutôt une nuit saturée de leurs anciens jours, une nuit d’après tous les signes. Certes, une loyauté s’impose à l’égard du posthume : ne pas trahir… des secrets pourtant perdus ! ne pas se détourner… d’une histoire pourtant sans visage ! ne pas faire d’ombre à un corps… pourtant antérieur à la lumière du mien ! (p.60). Mais entendre en soi des voix mortes est aussi suspect (« une voix/ dont tu cherches à savoir si tu es seule à l’entendre », p.60) qu’un récit de rêve d’autrui, alors qu’elles n’ont à confier que ce que notre piété leur fait dire : si des morts peuvent (éventuellement) valoir par leurs œuvres hors de nous, ils ne peuvent en tout cas signifier que par de toujours ambigus murmures en nous !
Aurons-nous plus de chance avec l’enfant mort laissé nécessairement derrière nous ? Est-ce par lui que « un jour/ nous sera rendue cette langue que l’on croyait perdue/ morte/ langue d’avant les signes qui précédait même le silence/ belle/ d’être inutile » (p.17) ? L’enfant disparu de nous, qu’a-t-il gardé en nous de l’aube des signes qu’il aura vu se lever ? Dans la partie éponyme (Devenir nuit) du recueil, l’auteure pose la belle alternative : ou bien nos mots, utilisés sans discontinuer depuis, ont réduit à l’état de « cendres » tout ce qui en nous précéda les signes (les marques déposées de présence !) ; ou bien la poésie restitue des « bribes éclats constellations de mots », libres enfin « de tout leur poids de signes ». Notre chair a-t-elle pu garder l’âge de ce surgissement des premiers mots qui la disaient, ou bien les mots sont-ils, depuis toujours, là pour autre chose que la présence ? Marie Joqueviel nomme « aubes » accumulées ce possible trésor, ou « histoires au présent infinitif » : comme l’infinitif est la forme nominale du verbe, ou le verbe auquel il n’arrive rien que sa pure disponibilité à tous les temps, personnes, modes, et locuteurs, ce présent infinitif serait comme la forme nominale d’une première vie à laquelle il ne serait rien arrivé d’autre que son être.
Devenir nuit, de toute façon, suppose un choix, et il fait froid dans ce choix. Dans un passage étonnant (devant un tableau de Brueghel vu à Milan), l’auteure assimile la froideur heureuse du pays flamand à un « Nord » qui « touche » en elle « ce qui n’a pas de bord » (p.76). Un jour, Michel Serres nous disait ceci : au Nord, pas de choix ; les paresseux y meurent, la mort ne chôme pas ! Gens du Nord sont habitués à ne pas faire avec le soleil, ils savent (ce qu’ignorent les gens du Sud) se passer du soleil pour éclairer ce qu’ils font et égayer ce qu’ils sont. On devient nuit au Nord de soi, et l’on ne garde de l’indépassable que ce Nord partagé. Et l’entre-retenue de l’indépassable, voilà l’amour :
« je te retiens comme l’on retient
un corps
par la main
la gauche
celle
qui ne sait pas écrire
la mal-adroite » (p.81)
On a appris une langue, lu, écrit. Le jour d’une langue s’apprend toujours dans la nuit de ses natifs disparus. L’enfant grandit et se civilise là, pour être accepté au jour de n’être plus enfant, non comme on acceptait et recevait sa silencieuse innocence, mais comme on tolère un discourant qui s’excuse, et qu’on excusera peut-être. On s’est ainsi chargé du jour étranger des mots pour pouvoir plus tard n’être pas un étranger aux autres. Mais la nuit du « toujours-possible » (p.32) se souvient en nous, placés « contre une porte fermée que pourtant l’on continue de caresser/ sans plus chercher à l’ouvrir ». Porte qui, pour reprendre ce qu’on disait au début, ne demande pas qu’on la force, mais seulement qu’on la regarde. Ce que fait pour nous cette admirable poète, dans son exemplaire (et comblé) souci de « ne pas démériter d’être » (p.12).
Marc Wetzel
Marie Joqueviel-Bourjea, née en 1973, universitaire montpelliéraine, spécialiste de poésie contemporaine, aux remarquables – et remarqués – talents critiques, est ici elle-même poète – et superbement !
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