Des larmes sous la pluie, Rosa Montero (par Marc Ossorguine)
Des larmes sous la pluie (Lágrimas en la lluvia, 2011) trad. espagnol Myriam Chirousse, 416 pages, 21 €
Ecrivain(s): Rosa Montero Edition: Métailié
Il existe une catégorisation des livres, ce qu’on appelle les genres littéraires, qui est bien pratique pour les bibliothèques, les libraires et les éditeurs, mais qui cloisonnent parfois nos lectures, nous organisent les lecteurs en « communautés » ou en « groupes cibles » pas forcément judicieux ni très intéressants. J’ai pu le constater : dès que l’ombre de la Science Fiction apparaît lorsque l’on essaye de présenter ce récent opus de Rosa Montero que sont Des larmes sous la pluie, certains lecteurs peuvent choisir de passer leur chemin, d’autres livres les attendant dans d’autres mondes. Un coup d’œil sur la quatrième de couverture, une moue dubitative, sceptique, et le livre est mis à l’écart, reposé sur sa table ou son présentoir. Le goût de chacun est bien sûr tout à fait légitime, mais il devient plus préjudiciable lorsqu’il risque de nous priver, a priori, de belles lectures et de réelles découvertes. Heureusement, il se trouve aussi des auteurs qui défient la classification des genres, qui la débordent au risque de dérouter leur éditeur et ses commerciaux, de perturber les revues et leurs critiques littéraires, voire de décevoir leur lectorat habituel. Rosa Montero est un de ces auteurs qui d’un roman à l’autre, d’un livre à l’autre, joue avec les genres et les conventions : SF, polar, roman historique, chroniques…
Les Larmes sous la pluie sont donc inscrites dans une référence directe au monde de la science fiction. Il y est même explicitement fait référence au film Blade Runner (Ridley Scot, 1982), lui-même inspiré d’un roman de Philip K. Dick (Do Androids Dream of Electric Sheep, 1968). Rosa Montero reprend le thème du mélange et de la rivalité entre humains et « androïdes », qui est une des thématiques récurrentes du genre. Nous sommes précisément en 2125 et il s’avère que le 21e siècle qui s’est écoulé n’a rien eu a envier au 20e pour ce qui est des guerres généralisées, de la pollution, des corruptions et des explosions urbaines… Mais c’est surtout l’histoire de Bruna Husky que nous allons suivre. Cette « réplicante » atypique qui est aussi détective, est obsédée par le mensonge, ou la fiction, sur laquelle repose sa vie. Une vie dont la fin semble inéluctablement programmée et dont le compte à rebours rythme le récit qui se déroule sur une dizaine de journées. Dès le premier jour, dès les premières minutes du récit, Bruna manque de se faire assassiner par une voisine qui se donnera aussitôt la mort. Le récit de SF est aussi un polar qui démarre fort et dont l’intrigue ne nous lâche plus.
Peut-être qu’au-delà des genres avec lesquels ce roman joue, c’est une histoire d’apprentissage qui nous est racontée. Interrogeant autant son passé que son futur, Bruna Husky s’attache aussi à comprendre son présent, le monde et les autres vivants, les « sentants », qui l’entourent. A qui peut-elle se fier ? Sur qui peut-elle se reposer, elle qui a été entraînée à une solitude qu’elle vit de plus en plus mal, qui connaît des douleurs et des doutes si proches de ceux des humains ? L’un connaît le passé dont elle est née, un autre la surveille et surgit à ses côtés dans les moments les plus inattendus, un troisième lit ses pensées comme un livre ouvert, que lui veulent-ils et qu’attend-elle d’eux ? Au bout du compte, il se pourrait bien que la non-humaine soit bien humaine, trop humaine.
Des larmes sous la pluie joue aussi sur le terrain de la politique fiction, à la manière d’un Orwell avec 1984, ré-écriture de l’histoire comme de l’actualité présente qui sont autant de stratégies de manipulation de l’opinion, jouant sur les peurs pour libérer les haines au profit de quelques-uns. Les procédés sont vieux comme l’histoire des nations, avec leur attirance morbide pour le pire. Cela est d’actualité en 2014, comme cela l’a souvent été dans l’histoire et risque de l’être encore d’ici 2125. Cela n’est pas du tout anodin si l’on se rappelle que l’auteur est d’Espagne, un de ces pays où la mémoire et l’histoire, leur construction ou leur reconstruction, sont au cœur de la vie politique et culturelle.
Pour finir, il faut aussi faire mention de l’adresse avec laquelle différentes formes d’écriture sont convoquées. Le récit classique alterne en effet avec des rapports parsemés de corrections (des lignes entières barrées mais parfaitement lisibles) et de commentaires. Récit à côté du récit qui nous permet de mieux comprendre ce qu’est devenu notre monde et qui en même temps contribue à nouer l’intrigue et à resserrer le nœud.
Un roman qui questionne et qui touche, lumineux comme les noirs de Soulages, et dont les 400 pages passent bien rapidement. On ne t’oubliera pas, Bruna Husky…
PS : Lisez et vous comprendrez le pourquoi de la référence à l’art de Soulages.
Marc Ossorguine
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