Demande à la poussière, John Fante (par Léon-Marc Levy)
Demande à la poussière (Ask the Dust) traduit de l’américain par Philippe Garnier, 10/18
Ecrivain(s): John Fante Edition: 10/18
Ask the Dust (l’un des plus beaux titres de la littérature romanesque) fut publié pour la première fois en 1939, quelques années à peine après la Grande Dépression dont il est encore profondément imprégné. Cet ouvrage, longtemps sous-estimé, a eu une influence considérable sur le roman américain (on peut aussi penser sur le cinéma), notamment sur Charles Bukowski, qui voyait en Fante sa source littéraire, Richard Brautigan et toute la Beat Generation. Ce roman, à la fois rude et poétique, raconte la lutte d’un jeune écrivain pour trouver sa place, tout en dépeignant la ville de Los Angeles avec une précision crue et évocatrice, un peu à la manière de Raymond Chandler et du roman noir de la Côte Ouest.
La Grande Dépression plane sur le roman, avec sa charge de difficultés économiques profondes qui affectent la vie quotidienne de millions d’Américains, ravagent les esprits, diffusent sur le pays une morosité morbide. Los Angeles, la ville où l’action se situe, est présentée comme un lieu de rêves et de désillusions, une terre d’opportunités où les espoirs souvent se brisent sur une réalité impitoyable.
Double de Fante, Arturo Bandini est un jeune écrivain d’origine italienne, déterminé à faire sa place dans le monde littéraire. Cette quête personnelle est au cœur du récit et reflète en grande partie les propres expériences de Fante, lui-même fils d’immigrants italiens ayant tenté de se faire un nom à Hollywood. Tout au long du roman, il lutte contre la pauvreté, l’insécurité et les doutes, tout en essayant de trouver sa voie littéraire.
Thème récurrent dans la culture américaine, terre d’immigrations, Arturo Bandini, fils d’immigrants italiens, est en perpétuelle recherche de son identité profonde. Il se trouve tiraillé entre son héritage culturel et son désir de s’intégrer dans la société américaine. Cette lutte pour définir qui il est, à la fois en tant qu’homme et en tant qu’écrivain, traverse le roman et lui confère une tension permanente, parfois insupportable. Bandini ne compose pas, avec rien, il ne s’identifie à aucune de ses composantes originelles, il n’est pas multi-culturel, il est a-culturel et, en ce sens, il devient le paradigme de l’Américain : une rencontre de contradictions d’une complexité propre à décourager un esprit européen.
Le rêve de réussite et de reconnaissance prolonge et se nourrit du rêve américain. Bandini illustre le fameux « struggle for life » : le manque de reconnaissance littéraire, les problèmes financiers et les relations personnelles compliquées illustrent la difficulté de poursuivre un rêve dans un monde qui semble constamment vouloir le ramener à sa condition première de fils d’immigrants pauvres. Dans une sorte de transfert métaphorique, John Fante déplace le conflit existentiel de Bandini dans la relation tumultueuse qu’il entretient avec Camilla Lopez, une jeune femme mexicaine. Leur relation est marquée par des sentiments contradictoires d’amour et de haine, de désir et de rejet, reflétant les tensions identitaires, voire raciales de l’époque.
Je me suis étendu avec elle. Elle en faisait un peu trop dans le mépris, la façon qu’elle avait de m’embrasser, sa moue un peu dure, la moquerie dans ses yeux. Pas étonnant que je restais de bois et ne ressentais rien que de la panique et cette peur que j’avais d’elle, ce sentiment que sa beauté était bien trop pour moi ; elle était tellement plus belle que moi, et ça lui venait de tellement plus loin. À côté d’elle j’étais un étranger.
Los Angeles n’est pas seulement le décor du roman, elle en est aussi un personnage à part entière. Fante dépeint la ville avec une précision presque cinématographique, capturant son atmosphère, ses contrastes et ses contradictions. Los Angeles, la Cité des Anges, est peuplée de démons. Le lieu de rêve et l’écrin des pires désillusions, les espoirs sont souvent balayés par la poussière du quotidien. Le titre du roman, référence limpide au « tu retourneras à la poussière » des Chrétiens, porte en lui la mort que la Cité cache mal.
C’était ça, le mutisme absolu, la placidité opaque de la nature complètement indifférente à la grande ville, le désert sous les rues, le désert qui n’attendait que la mort de la ville pour la recouvrir de ses sables éternels. J’étais soudain investi d’une terrible compréhension, celle du pourquoi des hommes et de leur destin pathétique. Le désert serait toujours là, blanc, patient, comme un animal à attendre que les hommes meurent, que les civilisations s’éteignent et retournent à l’obscurité.
Le style de Fante est rugueux, souvent violent, ce qui porte à vif la fragilité des êtres qui peuplent le roman jusqu’au déchirement. Le style est simple mais puissant, avec des dialogues incisifs et une narration introspective, proche du « flux de conscience », qui plonge profondément dans l’esprit de Bandini. Une mise à nu radicale, qui fait de ce roman une grande œuvre de la douleur.
Demande à la poussière est une exploration profonde de l’identité, du courage moral et du rêve américain à une époque où ce rêve semblait plus loin que jamais pour beaucoup. John Fante, à travers Arturo Bandini, élève un chant à la gloire des hommes qui luttent pour la reconnaissance et l’amour dans un monde indifférent et cruel.
Ce roman, grand roman américain, reste néanmoins un témoignage intemporel de la condition humaine tout entière, dans un monde couvert de poussière.
Demande aux couloirs poussiéreux, demande au hall poussiéreux, demande aux gens poussiéreux dans le hall poussiéreux de l’hôtel St. Paul, à ces gens poussiéreux et fatigués eux-mêmes âgés et bientôt poussière, ici pour mourir, ces vieux, avec la poussière de l’Indiana et de l’Ohio, de l’Illinois et de l’Iowa dans le sang, qui doivent faire la poussière et mourir dans un pays poussiéreux et sans racines.
Léon-Marc Levy
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