Datura, Leena Krohn (par Yasmina Mahdi)
Datura, Leena Krohn, trad. Claire Saint-Germain, 256 p., éd. Zulma, oct.2025, 21,50€
Edition: Zulma
Leena Krohn (née en 1947 à Helsinki, écrivaine finlandaise, dont les œuvres sont traduites en de nombreuses langues), campe, dans son dernier livre intitulé Datura, le récit et la voix intérieure d’une narratrice asthmatique, en proie à de fréquentes crises de toux. La clé du roman de Leena Krohn réside dans le fait que la réalité du monde est sans cesse altérée, dans la vie courante et dans l’intimité. C’est ce qui va arriver à l’héroïne (jamais prénommée), quand sa sœur va lui offrir en guise de cadeau d’anniversaire une plante magnifique mais toxique, le datura aux « graines noires, en forme de minuscules reins » ; les hallucinations vont alors commencer ! Devenue secrétaire de rédaction d’un journal à sensations, Le Nouvel Anomaliste (quelque peu conspirationniste), la jeune femme va se familiariser avec l’occulte et le paranormal - sujets traités avec humour. La découverte de ce monde crypté, qui laisse le champ libre aux suppositions les plus inexpliquées et les plus loufoques, tient un peu de la franc-maçonnerie, dans la mesure où les expériences sont posées comme des énigmes à déchiffrer et qui changent le quotidien de la jeune éditorialiste.
Les effets secondaires de la prise de datura, plante de l’onirisme, substance dangereuse, amènent la secrétaire à découvrir un univers insolite, fantastique, dans lequel l’on trouve des similitudes avec l’imaginaire effrayant de Lovecraft. Effectivement, le datura (l’herbe du diable) induit, très rapidement après l’ingestion, des signaux marqués de malaise - dessèchement des muqueuses, perte de l’équilibre, pupilles dilatées, le tout suivi d’un délire et d’un coma - qui peuvent entraîner la mort. Ici, c’est une décrypteuse d’autres mondes qui va souffrir d’un mal grandissant, de troubles graves, et en même temps, en parallèle, va aiguiser sa vision et percevoir des phénomènes troublants. Le directeur du journal, qui l’a entraînée dans ce chaos, est un personnage curieux, qui prêche (en surface) un matérialisme désenchanté. La littérature de l’autrice finlandaise se range du côté du conte. Des êtres bizarres, des visiteurs inattendus, des abonnés au Nouvel Anomaliste, confient à la jeune rédactrice des événements improbables. Une somme de chapitres traite du domaine du merveilleux, où folie et désordre règnent…
Au sein de la société contemporaine occidentale, société envahie par la technologie, chaque individu a son langage et une perception de l’univers singuliers. Leena Krohn critique le monde de production capitaliste, la surenchère des gadgets, leur absurdité dans une société européenne très individualiste, abîmée par le relais cynique des médias, qui parasite les relations humaines. Pourtant, il suffit de regarder autour de soi et constater qu’une simple flaque d’eau a un pouvoir poétique : « un merveilleux miroir, tombé des nuages », ou d’admirer la beauté des plantes : « Certains fleuristes font resplendir leur vitrine loin dans la rue. D’autres fois, elles se changent en cavernes profondes au cœur desquelles étincellent les fleurs. Tels des feux de camp, elles réchauffent les passants des rues hivernales ».
La jeune femme, qui use du datura en en prenant quelques graines, va apercevoir une revenante spirite, ectoplasmique, surgie au pied de son lit, et converser avec une vampire, décrite d’une très belle façon : « Sa chevelure lui descend aux épaules en un tourbillon de bronze brillant, sa chemise en satin noir est moirée et sa peau, poudrée de blanc ou d’une extraordinaire pâleur naturelle, luit telle la neige au clair de lune. Son cou est enserré dans un collier de chien aux clous brillants ». Ailleurs, les objets ont une conscience comme ceux d’Alice au Pays des Merveilles. Et notre héroïne qui pénètre chez un fleuriste enchanté, distingue « des lutins en plastique (…) fichés entre les jacinthes, le muguet et les tulipes rouges », semble un rappel des grands froids, des légendes et des sagas scandinaves. L’écriture de Leena Krohn n’est pas une écriture neutre, mais une écriture qui pense.
Yasmina Mahdi
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