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Crépuscule, Philippe Claudel (par Anne Morin)

Ecrit par Anne Morin 03.04.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Stock

Crépuscule, Philippe Claudel, Stock, janvier 2023, 528 pages, 23 €

Ecrivain(s): Philippe Claudel Edition: Stock

Crépuscule, Philippe Claudel (par Anne Morin)

 

Comme dans un conte, les personnages sont typés et désignés d’abord par leur fonction : le Policier, « Il était de taille médiocre, de visage olivâtre, et tout en os. Il portait un uniforme d’on ne savait quelle armée, que les ans et l’usure avaient fini par faire ressembler à un accoutrement de chasse » (p.12).

« La peau bistrée de son visage donnait sans cesse l’impression qu’il souffrait d’un mal hépatique, et la fine moustache, d’un noir de suie, ourlant sa lèvre supérieure, accentuait le sentiment d’inquiétude et de tragique qui émanait de sa personne » (p.13).

Le Médecin : « Le Médecin lapait le sien à la manière d’un chat, et d’ailleurs tout chez lui rappelait le chat, de ses moustaches maigres qui se divisaient de part et d’autre du visage pointu en ramifications hérissées, aux yeux en amande, vert et or, et à ses ongles aussi, que Nourio remarqua pour la première fois, et qui étaient étonnamment longs et acérés » (p.48).

L’Adjoint : « Il se taisait et jetait avec ses yeux jaunes des regards inquiets vers son supérieur (…) » (p.11).

« Il avait également la mémoire des visages et des voix, et celle de la géographie, du cadastre, du nom des minéraux, des essences d’arbres et des variétés de simples, de la sauvagine et de toutes les autres bêtes » (p.12).

Les lieux se resserrent ou sont soudain en expansion, battants, âme au cœur du récit. La neige, le brouillard et le vent montent la garde, préviennentempêchent et se déchirent, le temps qu’il fait participe du décor et au récit. Quand l’événement se produit, l’Adjoint, apte à saisir l’essence des choses, résume la situation, quelque chose va suivre, il ne peut en être autrement : « On aurait cru que tout le monde attendait quelque chose. Ou craignait que quelque chose arrive » (p.101-102).

Il y a les bons, les méchants, les neutres, les animaux, les minéraux, et surtout l’étrange, l’étranger, l’inversion des choses et des rôles.

Le décor planté, tout peut arriver : « Tout était si irréel depuis quelque temps qu’il se demanda s’il n’habitait pas désormais dans un songe, ou s’il n’était pas devenu, à son insu, et sans qu’il se soit senti glisser vers cela, le personnage d’un roman dont il ne connaîtrait jamais l’auteur, ni même la chute » (p.289).

Dans cette petite ville de province endormie par les longs hivers et la petitesse des êtres et des choses, le curé est assassiné, le crâne fracassé par une pierre. Le policier, Nourio, personnage vaniteux, un peu plus intelligent que la moyenne mais dominé par ses bas instincts, s’y agace les dents : « Car les grands incendies ne sont à leur départ que mousses et étincelles. Pour parvenir à des millions de morts, et à l’effondrement d’antiques civilisations, il faut un premier mort, puis un deuxième, puis un troisième, ainsi de suite » (p.210-211).

Les dignitaires, les élus, de la petite ville, des caricatures d’hommes, des seconds rôles, pas même des seconds couteaux, les autres, ceux qui habitent le roman, paraissent sortis tout droit de récits d’effroyables aventures, tel Martjial Maijre : « Sur ses épaules, qu’il avait curieusement étroites, la neige avait posé sa blancheur scintillante. Ses yeux d’un gris de loup souriaient d’un air mauvais et ses lèvres se retroussaient sur de petites dents pointues aiguisées à la lime » (p.293).

Nourio, le policier, justicier de paille, polichinelle dont les ficelles sont tirées tantôt par ses bas instincts, tantôt par sa suffisance, n’est jamais à sa place, et son Adjoint assume le rôle de bon géant de la forêt. Face à eux, le fou de Dieu et sa marionnette l’évêque vont servir de détonateur. Dans cette ville-frontière, massivement habitée de chrétiens pour une population musulmane de 14 familles, le feu couve. Comme les trois singes de la sagesse – ou de la lâcheté –, les habitants se calfeutrent chez eux pour ne pas troubler l’ordre des choses : la mosquée est détruite, pierres, métaux et humains en prière, par un incendie criminel.

C’est sur un balancier, en équilibre précaire, en oscillation constante que le bon géant presque inculte et qui laisse en dédicace ou en respiration des haïkus, une trace, rétablira un peu la part des choses entre le bien et le mal, le jour et la nuit, le crépuscule.

« Un rien au loin que le temps raboté, le froid et les étoiles mortes, et ici en son sein, d’une chaleur confiante, la maison, la flamme et son cœur » (p.184).

 

Anne Morin

 

Ecrivain traduit dans le monde entier, Philippe Claudel est aussi cinéaste et dramaturge. Il a notamment publié aux éditions Stock : Les Ames grisesLa Petite Fille de Monsieur LinhLe Rapport de Brodeck, L’Arbre du pays Toraja et L’Archipel du Chien. Secrétaire général de l’académie Goncourt, il réside en Lorraine où il est né en 1962.

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A propos de l'écrivain

Philippe Claudel

 

Philippe Claudel traduit dans le monde entier est aussi cinéaste et dramaturge. Il a notamment publié chez Stock Les Ames grises, La Petite fille de Monsieur Linh, Le rapport de Brodeck, L’Arbre du pays Toraja. Membre de l’Académie Goncourt, il réside en Lorraine où il est né en 1962.

 

A propos du rédacteur

Anne Morin

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Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.