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Contrebande, Enrique Serpa

Ecrit par Catherine Dutigny/Elsa 20.11.13 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Roman, Zulma

Contrebande, traduit de l’espagnol (Cuba) par Claude Fell, septembre 2013, 288 pages, 9,95 €

Ecrivain(s): Enrique Serpa Edition: Zulma

Contrebande, Enrique Serpa
Contrebande est le premier roman majeur de l’écrivain journaliste cubain Enrique Serpa, après le texte Felisa y yo, écrit à l’âge de 25 ans et publié en 1925. L’action du roman se situe à Cuba dans les années 20 au moment où la prohibition est promulguée aux Etats-Unis qui dans le même temps établissent des restrictions migratoires. La situation économique de l’île est catastrophique pour les paysans avec la chute du cours du sucre et pour les pêcheurs confrontés à une concurrence nord-américaine implacable. Le narrateur, propriétaire et armateur de trois bateaux de pêche, voit sa vie basculer dans l’illégalité, lorsque son capitaine de bord, surnommé Requin, patron de la goélette La Buena Ventura, tente de le convaincre d’abandonner son activité suite à l’effondrement du cours du mérou, pour se lancer dans un business beaucoup plus lucratif, la contrebande d’alcool en direction de l’Amérique.

Roman d’aventures ? pas vraiment… Sur une trame romanesque qui aurait pu verser dans l’exotisme, l’auteur prend délibérément le parti, tout au long des 288 pages, au gré d’un monologue intérieur ponctué de dialogues criants de vérité, de disséquer l’ambivalence de son héros et narrateur, d’en faire la pierre angulaire d’un récit d’hommes pétris de contradictions qui vont se jauger, s’affronter, pactiser ou se mépriser dans l’ambiance délétère d’une île où règnent et se côtoient misère sordide et scandaleuse richesse.

« … contrebande d’alcool ; contrebande de sentiments ; contrebande de pensées, pour endormir ma conscience, qui parfois protestait. Mais qu’étais-je d’autre, moi l’hypocrite, le timide et le vaniteux, qu’un produit frauduleux parmi tous ces hommes véritables… », écrit Enrique Serpa en exergue de son roman.

L’abus d’alcool, de sexe, ont miné la santé et le moral du héros, archétype cyclothymique, limite maniaco-dépressif, du dandy désœuvré : « Rien ne m’intéressait vraiment, aucune stimulation n’éveillait chez moi le moindre engouement. Je me trouvais intérieurement vidé, le cerveau embrumé, incapable d’un effort soutenu, à la dérive comme un navire sans gouvernail/…/ Les marins me trouvaient un peu dérangé et ils avaient un sourire condescendant en voyant sur un bateau de pêche mon pantalon de flanelle blanche, ma veste croisée de cachemire bleu et ma casquette à la visière resplendissante, ornée d’un écusson de métal doré. Quand ils parlaient de moi, ils ne prononçaient jamais mon nom. Ils m’appelaient, ironiquement, l’Amiral ».

Face à lui, Requin, son contraire absolu, au moral et au physique. Un homme au laisser-aller vestimentaire, rapide dans ses décisions, parfait marin, dur, rigoureux, craint et respecté des matelots, cruel parfois, mais aussi un excellent camarade pour ses subalternes. Fascination du nanti neurasthénique, mais aussi méfiance et rejet, pour ces hommes virils, souvent superstitieux, mais prêts à risquer leur peau en mer pour une pêche miraculeuse ou un trafic de rhum qui les sauveraient, eux et leurs familles, de la disette et de la pauvreté. Fascination aussi pour les femmes ; les belles qu’il se contente de détailler du regard et les putains aux chairs flétries qu’il fréquente et le dégoutent. Tentative toujours avortée de regagner une estime de soi, mise à mal par des années de vie dissolue, sans but tangible, en partageant avec ces hommes frustres mais téméraires le risque d’une vie de hors-la-loi et d’échapper, du moins le pense-t-il, à leur mépris.

Serpa excelle dans les métaphores marines lorsqu’il s’agit de décrire les êtres, les lieux, les paysages, formidablement rendues par l’excellente traduction de Claude Fell. Un sens de l’observation hors pair, une richesse de vocabulaire et un goût prononcé pour la compréhension de la psychologie de ses personnages, peut-être hérités des longues années où l’auteur fut le secrétaire de l’anthropologue Fernando Ortis.

« Brusquement, dans une gerbe d’éclats de rire, une douzaine de femmes firent irruption dans la salle. On eût dit un ban de sardines sans défense face à des thons guillerets. Tous les yeux se tournèrent vers elles, comme l’aiguille d’une boussole vers le nord ».

Contrebande, publié à Cuba en 1938, cinq ans après le départ du Président Machado qui avait gouverné l’île d’une main de fer, réprimé dans le sang les grèves et à une époque où Fulgencio Batista ne faisait pas encore figure de dictateur, décrit de l’intérieur la montée en pouvoir des anarcho-syndicalistes et l’émergence du communisme comme force politique dans ce pays. Le mépris tant redouté du héros à l’encontre de sa petite personne trouve son écho démultiplié dans celui d’un système politique qui écrase les plus faibles et les indigents sans le moindre scrupule.

Ce roman à plusieurs lectures, premier livre traduit en français d’Enrique Serpa quarante ans après son édition cubaine, atteint de manière magistrale tous ses objectifs.

 

Catherine Dutigny/Elsa


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A propos de l'écrivain

Enrique Serpa

 

Journaliste vedette dans son pays, Cuba, à une époque où la littérature ne fait pas encore vivre, Enrique Serpa (1900-1968) publie son premier roman Contrebande en 1938. Il lui vaudra le Prix National du Roman et l’admiration d’Hemingway.

 

A propos du rédacteur

Catherine Dutigny/Elsa

 

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Rédactrice

Membre du comité de lecture. Chargée des relations avec les maisons d'édition.


Domaines de prédilection : littérature anglo-saxonne, française, sud-américaine, africaine

Genres : romans, polars, romans noirs, nouvelles, historique, érotisme, humour

Maisons d’édition les plus fréquentes : Rivages, L’Olivier, Zulma, Gallimard, Jigal, Buschet/chastel, Du rocher, la Table ronde, Bourgois, Belfond, Wombat etc.