Identification

Carnets d'un fou - XV

Ecrit par Michel Host le 18.02.12 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Carnets d'un fou - XV

 

Le 10 février 2012


Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité

__________________________________________________________________

 

"[...] le visage de l'imposteur, de celui qui, pour subsister, cherche à plaire à l'insignifiance."

Martin Melkonian, Le Clairparlant

 

________________________________________

Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST

_________________________________________________________________

 

« La folie n’est peut-être qu’un chagrin qui n’évolue plus. »

E.M. Cioran, Le mauvais démiurge

.

 

# Notations : 3 juillet au 31 juillet 2000

¤ Commentaires : février 2012

 

#  Italo Svevo. On entre dans une œuvre. Une vie. Vingt pages lues. Les travaux, les frustrations, les petites joies des employés de commerce m'ennuient. Bien sûr, Alfonso  - le narrateur -  n'a encore fait qu'esquisser les contours de son âme tourmentée. Autre chose nous attend.

#  J'ai en moi une gaieté entière, décisive qui se traduit autant par une vive attention à l'anecdote du monde que par de brutales sautes d'humeur. Dans le tourbillon, elle ne se perd jamais. Elle flotte. Ma relecture actuelle de Cioran me convainc que je suis loin de sa mise en scène d’un néant entretenu comme un jardin à la française, de la joie noire de son cynisme feint. Cette observation n'a d'intérêt que pour moi. Je ne devrais pas la conserver dans ce carnet. Mais où, alors?  Tant pis. Qu'elle y reste.


¤ Aucun doute ne m’est encore venu quant au génie et à la drôlerie de Cioran. Aujourd’hui, son esprit de système me gêne davantage. Il lui était soit un puissant anesthésiant, soit le mur qu’autour de lui il dressait contre la souffrance.


Du Monde (25 et 26 juin), un article légèrement interloqué: Deux enfants perdus de l'avant-garde chinoise. De jeunes artistes exposent, à Pékin, sur des lits de glace, des têtes de cadavres issus de la morgue locale, des cadavres d'êtres humains mort-nés... D'autres, des grenouilles et des serpents embrochés tout vifs, qu'ils laissent agoniser sous l’œil de l’esthète. L'auteur de l'article se tient à distance de toute prise de position d'ordre esthétique ou moral, ne laissant percer qu'une vague réprobation devant la faiblesse du fondement théorique de ces exhibitions tel que l’expriment les artistes : "On nous demande toujours pourquoi? Mais nous, nous disons: pourquoi pas? [...]   Je cherche à élargir les limites de l'art en questionnant la relation entre la  vie et la mort..." En effet, pourquoi pas, sous couvert d'art, des assassinats et des scènes de supplices (chinois)?

Il semble que, pour les débris humains tout au moins, on se soit quelque peu ému en Chine, où le culte des morts n'est pas encore ravalé au rang de vieille lune. D'un côté, révérence à l'abbé Breuil nous laissant entendre que nous ne sommes devenus hommes que par l'enfouissement des cadavres,  et de l'autre, révérence à ces pratiques du néant et de la barbarie à la mode post-moderne. Rien n'est plus lié à rien dans bien des esprits contemporains. Rien n'y contredit  plus rien. Après les arts premiers, l'art dernier ! La signature de l'impuissance s'inscrit dans tous les « pourquoi pas ? ».  Il faut accepter, admirer... sinon nous pourrions courir ce risque terrible, n'est-ce pas, de nous trouver, sans même nous en être rendu compte, dans le camp de la réaction! Nous aurions un métro de retard sur les tendances du moment. Intolérable!

Non moins symptomatique, il me semble, ce refus tout récent de l'ancienne acception "d'arts primitifs" au profit de celle "d'arts premiers". Dans la première épithète survivait la trace humaine, dans la seconde, purement ordinale, rien de plus que le catalogue.

3 / VII / 2000


¤ Les Romains avaient inventé mieux encore, au Circus Maximus, dans les bouges et leurs théâtres où, la nuit, on violait, égorgeait, étouffait des esclaves. Non par vengeance, par haine tribale comme cela a pu se produire en divers lieux du monde, mais pour le fun comme diraient nos demoiselles anglicistes parisiennes, ou parce que c’étaient les « ludiera », les vrais amusements du moment. Tout est toujours affaire de moments.

 

France-Culture. Mi-journée. Débat(?) au sujet de l'homophobie. Conclusions implicites avant que d'être formulées. Dans le studio  - comme d'habitude -  la parole est donnée aux seulshomophiles, pas l'ombre d'une contradiction,  ni de la part des journalistes présents, acquis à la cause, ni même venant d'un éventuel hétérosexuel de l'espèce des modérés. Compréhensible : exprimer le premier mot d'un doute suffit, ces temps-ci, à faire de vous un vieux pétainiste! Hors du studio, partout, on le comprend au ton général de la non-discussion, se trouve "l'autre camp" : rien qu'insulteurs et diffamateurs !  Parmi quelques bribes d'argumentation, cette perle : le noyau autour duquel se sont depuis toujours fondées la génération, l'éducation, la transmission, id est - le noyau familial - est présenté comme structure homophobe!  Autre perle: on pousserait volontiers le gouvernement à édicter une loi qui stigmatiserait toute expression d'homophobie, fût-elle la plus modérée. Tout cela énoncé sur le ton de la supériorité qui en remontre aux esprits simplistes. Si je n'étais homo-indifférent, une telle inobjectivité et de telles procédures me rendraient sans doute homophobepour de bon.

Se profile, derrière ces agitations, l'étape suivante (cela n'est nullement caché)  qui doit être de voir s'inscrire dans la loi l'autorisation, pour les couples d'homosexuels, d'adopter des enfants. Je ne nie pas qu'un couple de ce type puisse constituer une famille, un nid d'affection et d'éducation tout à fait positif, quoiqu’éventuellement tout à fait négatif, comme il en va de n'importe quelle famille. Cependant, si l'homosexualité trouve sa légitimité dans la nature et dans le comportement minoritaire des animaux (c'est le principal argument de Gide, qui réclame que l'on observe la nature avant de condamner l'homosexualité), elle doit reconnaître cette évidence que la nature ne donne pas à deux êtres du même sexe (sauf peut-être chez les invertébrés et les grenouilles, je ne sais...) la faculté d'en engendrer un troisième, d'un sexe ou de l'autre. Quel sera donc le fondement  théorique "naturel" de telles adoptions?  C'est une curiosité pour les mois à venir.

Par ailleurs, que se rassurent ceux qui imagineraient qu'un enfant, fille ou garçon, élevé de cette façon n'aurait plus l'habituelle liberté quant à ses choix sexuels d'adulte : qu'on me donne une seule raison de croire que la famille homosexuelle ne se changera pas en un enfer, au même titre que la famille hétérosexuelle, et que  l'enfant ne choisira pas, tout naturellement, le contre-modèle plutôt que le modèle. Il ne me paraît pas douteux que la majorité des enfants qui grandiront dans ces "structures"   - ô beautés de la langue! -  retourneront, selon  une loi d'alternance plus que selon une loi de nature, à l'hétérosexualité.

5 / VII / 2000


¤ La question homosexuelle, je l’avoue, ne m’a intéressé qu’à la mesure du bruit et de l’agitation qu’elle a suscité. Je n’y comprends à peu près rien, pas plus d’ailleurs qu’à l’amour hétérosexuel, dont, comme Cioran, je crois qu’il mérite l’admiration d’abord pour avoir survécu au romantisme et au bidet. Aujourd’hui, la question du mariage des homosexuels  (actuellement bénéficiaires d’un « Pacs ») et celle de la « famille » avec enfants sont restées pendantes. La droite politique, qui mime l’autorité, est hostile ou ne s’engage pas. La gauche ou dite « telle » en fera un argument de plus pour revenir aux affaires. Les quelques amis homosexuels qui sont les miens recherchent avant tout la discrète tranquillité.

# Une caisse de sapin nous attend les uns et les autres, qu'on logera en bas du village.


¤ Je concluais ainsi la brève relation d’un conflit de bornage, aujourd’hui résolu, que nous imposèrent nos voisins de la campagne. Tout cela tient à la misère intellectuelle et humaine qui afflige certains habitants des villages reculés de nos provinces.


# Achevé la lecture de Le clairparlant. Je dois à Denis Borel la découverte de son auteur, Martin Melkonian, écrivain d'une sensibilité de sismographe, doué d'une véritable et grande subtilité du dire. Ce qu'il dit, c'est tour à tour l'éclatement heureux et l'accablement du vivre, la beauté instable et les souffrances de l'amour… Tout cela dans un travail obstiné du taraud de l'écriture, cet étrange outil qui sert les plaisirs délicats de la torture chez les êtres doués de sensibilité.

Melkonian ne me ressemble pas dans le registre d'expression, ni dans la façon de porter le regard, et c'est en cela qu'il me plaît et que je l'admire. Ce qui m'est interdit  - pourquoi? je n'en sais rien -, c'est cette considération portée de page en  page, et donc de moment en moment, à ce moi-je que son journal met en scène. Il me semble que mon moi-je, s'il devait m'occuper à ce point, me deviendrait vite insupportable. À cela près, il est dans Le clairparlantdes choses indiscutables ou discutables, belles, ou magnifiques de précision concise. Ainsi :


"Fumisterie d'une production de sens proclamée "savoir", alors que nous ne savons ni vivre ni mourir  - encore moins porter secours, offrir l'hospitalité, partager, nous apitoyer, etc."

"Comme un jeu d'enfant, l'écriture ne se reporte pas au lendemain."

"[...] le visage de l'imposteur, de celui qui, pour subsister, cherche à plaire à l'insignifiance."

"[...] j'ai produit des traces. Vent léger dans la nuit littéraire."


C'est beau!... mais vrai aussi de Shakespeare, Homère, Baudelaire, Rimbaud...


"[...] le pouvoir inculte, sans autres référents que les quotas financiers, a déjà engendré la barbarie. Les mots obsédants de "budget" et de "gestion" ont électrisé des générations d'individus rendus imbéciles, et que la poussière du temps a déjà recouverts."


Evidences, mais je voudrais les avoir dites, et comme cela.

7 / VII / 2000


Italie, Portugal... Allemagne peut-être, Hollande sûrement... l'Europe est implicitement invitée à suivre le mouvement: on y dépénalise la consommation du cannabis et de l'héroïne, drogues des plus destructrices. Cela va pleinement dans le sens des déclarations de notre actuel ministre de l'Inéducation, Jack Lang, dont  la pensée peut se résumer à : puisqu'ils se droguent, puisqu'ils se bousillent la santé, autant que ce soit avec des produits de qualité. Soit : « Ivrognes, plus de piquette ! Gagnez votre cirrhose au Gevrey-Chambertin !...  au château Margaux! Et que prospèrent les marchands de mort au pas de notre grandiose civilisation ! »


¤ La dépénalisation n’a pas eu lieu dans nos régions. On y trafique énormément de drogues cependant. Mon avis sur ces questions n’a pas changé d’un iota.


#  Artémis dort énormément. Comme tous les chats, dit-on. Ils dorment pour nous.

8 / VII / 2000


# Moniales. Mot tout de douceur, lumière, féminité, droiture. J’ai écouté, cette nuit, un long et multiple entretien avec des sœurs du rite orthodoxe, établies dans leur couvent du sud-ouest. Elles sont quinze à travailler les soixante hectares d'un domaine longtemps laissé à l'abandon. Elles essartent un grand bois, cueillent au jardin des cerises napoléon quand vient la saison de leur maturité.  Elles travaillent la vigne et vendent leur vin sur les marchés. Leur cheval, qui s'appelle Gaillard  - les sœurs sont sans malice et c'est bonheur! - obéit comme un enfant à la voix de l'une d'entre elles. Ce sont des religieuses agricultrices et ouvrières.  Elles n'ont pas fait le sacrifice mutilant de la parole et du rire. Leurs voix sont claires, leur propos aussi, qui disent un équilibre qu'on ne connaît plus qu’à peine de l'autre côté de leurs murs. Elles résident dans la verticalité, entre le monde vivant et Dieu, en qui elles croient. Elles cachent seulement leurs cheveux sous la cornette ou le voile : tout est pour celui dont l'existence me paraît une fable. Elles ont raison d'être ce qu'elles sont. On est ému à les écouter, à entendre leur vérité qui a des allures si simples.

9 / VII / 2000


¤ La remémoration de cet instant de grâce radiophonique me relie à la même émotion que firent naître cette parole et ce rire, la clarté des voix, ce sentiment presque physique de verticalité.

 

#  Svevo. Une vie. Alfonso, auteur-narrateur de la lettre initiale, est passé brusquement sous le regard d'un narrateur extérieur, extradiégétique comme disent les pédants de collège. Le procédé, qui surprend aujourd'hui, devait passer comme lettre à la poste dans les années 20, pour le lecteur courant du moins. Au chapitre IV, avec l'entrée en jeu des femmes, tout se met à vivre, et pas seulement avec l'introduction du dialogue. Les hommes bougent. Alfonso est reçu, fort cavalièrement, chez le banquier Maller. Il y rencontre la domesticité arrogante et indiscrète, Francesca  - une payse -, Annetta, fille de Maller, qui l'ignore, et aussi Macario, le cousin d'Annetta. Svevo décrit par le menu les minces péripéties d'une soirée provinciale que sa totale platitude et son manque de chaleur rendent infiniment vulgaire. Peu à peu se dessine le tableau de l'humiliation et de la colère rentrée d'Alfonso, sa double impuissance à y apporter la réponse adéquate, par défaut  d'esprit de finesse chez Annetta, par défaut du mot d'esprit chez lui. Qui, en quelque circonstance, s'est senti une seule fois déplacé, rabaissé et laissé pour compte dans une assemblée, comprendra la cruauté de l'épisode. Art du romancier!

#  Il pleut continûment sur la Bourgogne depuis deux jours. Tristesse d'Artémis qui aimerait voir notre pouvoir s'étendre au gouvernement des nuages et des vents. Elle nous regarde, ses yeux nous disent : qu'attendez-vous pour arrêter cette horreur?  Toute cette eau céleste a déjà anéanti les colzas, et les blés sont menacés. Nos technologies, dont parfois nous imaginons qu'elles nous garantissent de tous les risques, nous auront rappelé leurs limites ces derniers mois.

11 / VII / 2000


¤ La faim, le froid, la nuit comme fondement de nos nécessités,  ressort de nos contraintes décisives… Même les animaux… surtout les animaux… Georges Bataille a écrit des pages décisives sur ces questions. Ceci, par exemple, datant de 1950, dans une lettre à René Char : « Je ne sais si j’aime la nuit, cela se peut, car la fragile beauté humaine ne m’émeut jusqu’au malaise, qu’à savoir insondable la nuit d’où elle vient, où elle va. » Je devrais cesser de me moquer de cette sensibilité des citadins aux intempéries, aux sautes d’humeur du climat… c’est trop facile lorsqu’on vit dans un appartement bien chauffé. Une chatte me rappelle à l’ordre du monde !


#  L'affaire Renaud Camus touche à son terme  - et c'est heureux pour l'écrivain  dont on avait pu, un temps, imaginer qu'il avait exigé la remise en service des camps d'Auschwitz et de Birkenau -,  Mme Savigneau, du journal Le Monde (12/VII), ayant émis sur ladite affaire des propos définitifs avec le talent qu'on lui connaît. Réemploi des mêmes citations détachées de tout contexte, allusion rancie à une France vichyssoise qui nous collerait toujours aux semelles, abusif amalgame entre ce passé lointain et les questions du jour, mol éreintement -enfin- de l'éditeur Claude Durand qui, ayant republié La Campagne de France, expurgée cette fois, y joint une préface qui déplaît à la dame en ce qu'elle est pour partie défense d'un art libre de sa pensée, pour partie mise en évidence d'un raffut médiatique entretenu par les réseaux de surveillance de la même pensée. Elle serait mieux avisée, je crois, de féliciter un éditeur de notre temps qui montre une telle constance dans la défense de l'écrivain qu'il publie. L'article se conclut sur l'expression de cette  croyance que la République, par l'enseignement, la culture, le sport... tendrait à  écarter le "déterminisme absolu" d'une pensée guidée par les tropismes originels, naguère célébrée sous le nom  d'identité culturelle. Quoi qu'en dise la folliculaire, en ce pays la caque sent toujours  le hareng, grâce notamment au quotidien où elle officie, dans les pages duquel on ne cesse de saper les valeurs républicaines, brocardant à longueur de colonnes les idées et les propositions du seul ministre qui les soutient et défend,  appuyant par  système les revendications de groupes de toutes sortes (ethniques, religieux, linguistiques, géographiques, économiques, idéologiques, sexuels...) qui n'ont pour finalité, sous couvert de la défense de leur autonomie proclaméeliberté, que d'en dissoudre les lois, les contraintes, lorsqu'elles leur sont une entrave, n'en retenant que ce qui sert leurs intérêts immédiats. Ce que fait précisément Mme Savigneau, dans son article. On comprend que cette alliance de la médiocrité et de la confusion convienne au plus grand nombre et soit destinée à une longue vie.

13 / VII / 2000


¤ Ces « affaires », près de douze ans s’étant écoulés, ont changé de coloration et de registre. L’antisémitisme, de purement intérieur et français qu’il a pu être (quand il se manifestait veux-je dire) s’est en quelque sorte délocalisé et mondialisé par le biais du conflit irrésolu depuis 1948 entre Israéliens et Palestiniens. Les plus mesurés s’en prennent volontiers aux Sionistes, façon d’être antisémite sans l’avouer et pour ce qu’on appellera « une bonne raison ». Les moins subtils s’attaquent aux juifs dans les rues de Paris et de nos grandes villes. La violence est alors souvent physique, et elle a culminé et produit son symbole le plus sinistre avec l’assassinat du jeune Ilan Halimi par le « gang des Barbares ». Acte atroce fondé sur l’un des préjugés les plus archaïques : les juifs possèdent l’or.  Seule Mme Savigneau,  heureusement vieillissante, est restée la simplette qu’elle a toujours été. On la conduira dans ce triste état à sa dernière demeure.

 

#  Je vis le temps où ma langue, ma patrie sans conteste, du même pas que la France (*)partout reniée et vendue comme pute entre maquereaux,  a commencé son agonie très lente, son voyage vers la maison de retraite dialectale, avant la tombe où descendent les langues mortes. L'aveuglement, l'indifférence, l'ignorance, sa difficulté qu'on ne veut et ne peut plus affronter, l'activisme forcené d'élites toutes imbues non pas même de la langue anglaise, elle aussi menacée, mais de cet idiome sans grâce qu'est l'américain, tout concourt à l'accabler.

Pourtant, ma langue n'est pas encore entièrement exténuée. Des jeunes gens, ici, lui redonnent cadences et couleurs. Afrique, Antilles et Québec lui instillent leurs mélodies, leurs tours et leurs mots joueurs qu'elle accepte avec bonheur. Les écrivains ancrés de longtemps dans cette parlure peuvent mêler ses tréfonds, son fonds à l'inventivité verbale qui leur est propre. Pour ma part, c'est ce à quoi je m'efforce de contribuer.

(*)  Dois-je dire ce que j'entends par "ma patrie"?  C'est indispensable aujourd'hui, sinon la meute aux aguets gronde sur vos talons : "pétainiste!... frontiste!...", et je ne sais quelles insanités. Ma patrie est ce lieu du temps et de l'espace où sont morts pour moi, pour que je ne sois pas nazifié pour mille ans, des femmes et des hommes levés de France, du Maghreb et de l'Afrique noire, de l’Angleterre et d’Amérique, tous "mes pères et mères".


¤  L’état de la langue parlée aujourd’hui en ce pays est désastreux. La rue, les médias… Il faudrait se boucher les oreilles, ne plus sortir, ne plus tourner un bouton. Lire, seulement lire, pour garder l’illusion.


# X me dit : "L'homosexualité ne relève pas de la philosophie, ni de la morale, ni de la nature, mais de la psychiatrie."  Je lui réponds qu'il se fera peu d'amis s'il répand son propos. L'excès d'activisme engendre l'excès réactif.

# Aujourd'hui, 14 juillet, passé en revue les bouteilles de la cave. Grandement satisfait de la tenue des troupes.

14 / VII / 2000


¤ Ces cryptes où dorment les bouteilles sont lieux des consolations, abris des belles ivresses bibliques. J’ai parlé de « troupes » ? Oui, mais ici nous ne voyons s’allonger les cadavres qu’après des combats de gueule et de violents et doux plaisirs de nez et de bouche.

#

  • Dès ma naissance, paysage,

Sentiment partagé de notre être,

Si l'on balafre ton visage,

Je me sens à l'instant fort mal être,

Comme repoussé vers le trou sans fond du temps -.

Impossible que tu ne changes,

Tu es création des moments.

D'autres enfants ouvriront leurs ailes d'anges

Sur tes rides, tes blessures.

Ils les trouveront si belles

Qu'ils les croiront éternelles,

Puis ils gémiront, privés d'elles,

Puis ils mourront en la nuit obscure.

15 / VII / 2000


# Svevo. Une vie. Chapitre V. Les difficiles relations des bureaucrates entre eux,  dans leurs sourdes hiérarchies, se font plus précises et nuancées. Cela me fascine soudain, comme la vision d'un bouquet de serpents. Rien ici d'anachronique. L'ajout d'ordinateurs ne changerait rien à l'affaire ni aux affaires. Se profile, dans les désirs rentrés de quelques gratte-papier, la tentation de l'écriture, aimable pensée d'évasion par la voie des lettres.

#  Il semblerait que nous ne puissions plus sortir, jamais, du marécage gluant de la France anti-juive des années 30 et 40. Commémoration, ce dimanche, de la rafle du Vel' d'Hiv.Commémoration nécessaire, sans aucun doute, et même indispensable, mais aussi d'une pesanteur culpabilisante excessive en notre temps. D'autant plus qu'il n'est pas un quotidien, un hebdomadaire, une chaîne de télévision ou de radio qui ne nous rappelle, jour après jour, semaine après semaine, combien nous  - non pas nous !  je ne me compterai jamais dans les rangs des salauds et n'y compterai pas les générations qui ont suivi -, combien eux, les véritables ordures de la collaboration, les activistes du crime anti-juif et anti-communiste, dont il faudrait une fois pour toutes établir l'exacte proportion dans la population de l'époque, ne cessent d'être présents sur ce territoire, et sur lui seul semble-t-il. Oui, je me sens accablé de ce hourvari entretenu avec obsession, et qui, martelé, entre dans notre paysage sonore et l’envahit jusqu’à la nausée.

Il semblerait que cet effet malsain de la commémoration perpétuelle du fait criminel massif d’un autre temps soit finalement perçu. Un peu de positivité encourage ! J'ai pu entendre   - on les entend plus fréquemment depuis deux ou trois ans, je crois -, toujours à la radio, les voix de quelques-uns de ces justes de France qui, chrétiens ou laïcs, par le seul mouvement de ce que l'homme doit à l'homme, par santé de l'esprit et du cœur, par civilisation, ont apporté secours, sauvetage et véritable amour à des juifs et à leurs enfants, pourchassés, menacés. Tous ou presque déclarent : nous l'avons fait sans nous poser de questions, parce qu'il fallait le faire. Nous n'en avons plus parlé ensuite. S'ils parlent aujourd'hui, c'est qu'on les y invite et que des enfants juifs sauvés à l'époque, ont voulu retrouver les femmes et les hommes qui firent ces choses exceptionnellement risquées en les tenant pour loi naturelle des humains. Une religieuse de 81 ans : "Le Christ, la Vierge Marie étaient juifs. Les juifs sont nos frères." Un vieil homme de l'Est, prisonnier de guerre à proximité d'un camp de moyenne réputation (son nom m'a échappé), raconte comment il contribua à maintenir en vie deux fillettes juives en leur procurant du pain et quelques morceaux de saucisse, comment l'ayant fait une fois, il sut qu'il le ferait chaque jour, quels que fussent les risques à prendre et dont il avait conscience. Il le fit jusqu'à ce que les fillettes fussent emmenées à Dachau. Il dit aussi comment les femmes étaient dénudées, comment leur dysenterie empuantissait l'air, comment elles hurlaient au revier (l'infirmerie), des journées entières, avant d'en sortir à l'état de cadavres que des S.S. venaient  encore frapper en hurlant! La voix de ce vieil homme tremblait quand il disait sa conviction de n'avoir rien vu et entendu de pire en toute son existence. Les fillettes survécurent, par le miracle de cette humanité peut-être, et, des États-Unis où elles vivent désormais. Elles recherchèrent cet homme, le retrouvèrent. Depuis, ils entretiennent une relation épistolaire. Elles lui ont appris que leur existence, dans ce premier camp, était supportable en comparaison de ce qu'elles connurent à Dachau.

16 / VII / 2000


#  Pourquoi écrire ce qui s'est dit et raconté déjà? - pourrait-on me demander.  Seulement pour mettre en évidence ce qui est atroce, ce qui est beau, ce qui sépare, ce qui réconcilie.

La morale?  Elle ne nous a pas sauvés des horreurs. À n'en plus vouloir, cependant, on est mieux assuré des horreurs futures. À n'en vouloir aucune pour soi-même, on se légitime assez peu pour en exiger quelqu’une de la collectivité.


¤  De cette infamie du XXe siècle nous ne pourrons nous échapper. Il ne le faudrait pas d’ailleurs. Ou « par le haut » seulement. Ce qui  peut brouiller la réflexion, irriter la conscience plus encore, c’est sa commercialisation, quelle qu’en soit la forme. Infamie telle que l’âme humaine s’en est trouvée salie à jamais. Elle est désormais notre péché originel. Que son horreur au moins nous féconde l’esprit et le cœur.


#  On saisit qu'un esprit, celui d'une personne âgée, entre dans sa lente destruction lorsque le désordre se met dans ses souvenirs qu'elle nous a plusieurs fois racontés et que nous connaissons maintenant mieux qu’elle.

#   Syntaxe appauvrie et chancelante. Lexique passe-partout. Termes et expressions employés sans souci de pertinence, et de plus en plus fréquemment à  rebours de leur sens. Le sort fait actuellement aux liaisons défie cette loi de la pesanteur des langues, loi du moindre effort, remplacée par une autre nouvelle, celle du pénible effort : on entend quotidiennement, dans nos médias sonores, d'aberrants "deux cen/ommes" pour "deux cent[z]hommes"...," un/hensemble (avec une sorte de h aspiré"), pour  "unensemble...", " bien / entendu" pour "biennentendu", etc., comme si cette référence à l'écrit qu'est la liaison était déshonorante.

Pourquoi les Français maîtrisent si mal leur langue de nos jours? Est-ce que l'accumulation des informations surcharge et ahurit leur cerveau au point qu'ils n'en maîtrisent plus les mécanismes? Est-ce que produit enfin ses effets d'émiettement l'interdiction tacite d'enseigner dans les écoles la langue pour elle-même,  de l’enseigner comme objet délicat et admirable, d'un maniement parfois subtil, pourvoyeur de beauté, de surprises et de plaisir ? La mise en œuvre de stratégies éducatives orientées vers l'expression sans les moyens de l'expression, ni ceux de la pensée par conséquent?  Ma conviction est  que le processus de dissolution de cet instrument magnifique est en marche, dans une indifférence dont l'alibi est pseudo-scientifique: comment  s'opposer à l'évolution naturelle d'un idiome? Évolution? Non. Destruction méthodique, programmée  d'abord par les imbéciles techno-pédagogues du Ministère.

17 / VII / 2000


¤ Je reviens sans cesse à cette question de la langue. Résignation impossible. Seuls les linguistes de profession ont un sommeil paisible.


#  Il y a quarante-huit heures, Richard Virenque gagnait à Morzine, avec panache, la dernière grande étape alpestre du Tour. Son visage rayonnait. Il disait plus que la joie de la victoire, la saveur du renversement de la bêtise calomnieuse dont  l'accablèrent, il y a deux ans, les forces conjuguées du conformisme médiatique. Les Trissotin-professeurs d’une langue abâtardie, ces vaillants démocrates bourrés de diplômes mais non pas d’humanité, le moquèrent pour un tour de la langue qu’il ne maîtrisait pas. On voulut le mettre à mort, le désespérer. Il est vivant, il est heureux. J'étais enchanté. Il faudrait que ce vrai champion d'un sport sans aucun doute le plus terriblement exigeant de tous, gagne un Tour de France. Il en a les moyens, il lui en faudrait l’ambition.

#  Deux écrivains décorés. Chevaliers! Voyez-moi ça! Un poète et traducteur des plus estimables. Un jeune romancier médiatisé dont on se demande où sont cachés les mérites. Pour moi, si l'art accepte les rentes de la respectabilité, c'est qu'il n'est pas le centre de l'artiste.

#  Corroborant ce que j'écrivais le 17, entendu ceci sur France Inter, hier matin : "sept nouvo ’otages ont été libérés par les rebelles musulmans..." On peut difficilement se rendre la tâche plus difficile, ni mieux enlaidir la langue.

#  Même jour, 9 heures du matin, dans le métro, station Jussieu, quai en direction du Pont-de-Sèvres : une trentaine de personnes attendent la rame, silence, personne ne parle, personne ne rit. Des cadavres qui flottent.

20 / VII / 2000


¤ Banalité : ce temps où les moyens de communication se sont développés de façon étonnante est un temps où les gens ne se parlent plus. Mais j’oubliais… on a rarement entendu des cadavres entretenir faire la conversation.

#  Agréable retour, avant-hier soir, de mon saut à Paris. Entre Melun et Sens, compétition avec une Safrane, véhicule du genre vaisseau de la route. L'homme au volant a le goût du sport. Les compteurs flirtent avec les 7500 tours, hors des lieux peuplés dans lesquels, en vertu d'un accord tacite, nous respectons lui et moi les limitations imposées. L'adversaire est affligé d'un handicap insurmontable : reprises lentes d'une voiture puissante mais lourde et transport d’un passager. Il est déposé à chaque redémarrage et, quoique doté d'une belle pointe de vitesse, il n'a jamais pu faire mieux que suivre à distance. Le temps nous a manqué pour saluer les mânes d'Albert Camus, au Petit-Villeblevin. Je l’abandonne à hauteur de l'aqueduc de la Vanne, où nous nous saluons de la main et d'un sourire. Plaisirs des petits trajets en France!

21 / VII / 2000


¤ Ces plaisirs-là nous sont désormais interdits. Je ne m’en afflige ni ne m’en réjouis. Il m’arrive parfois d’être au point de m’endormir au volant. Je pourrais bien, alors, causer quelque accident !


#  Toujours le poète reconnaît son chien.


¤  - Ô Du Bellay, tu écrivis l’épitaphe de Belaud…

- Toujours le chien reconnaît son poète. Ô Ulysse !

- Mais enfin, monsieur, vous vous trompez, Belaud n’était pas un chien, mais le petit chat gris de Du Bellay.

- Monsieur, chien ou chat… qu’importe ! C’est de reconnaître qui compte. Et Ulysse était-il un poète ?


#  La confiance est comme la virginité, elle ne sert qu'une fois.

22 / VII / 2000


#  Dans Svevo, je vais, j'avance... Je dis ma difficulté, car je n'ai de réflexion que littéraire à la lecture d’Une vie. Bref, je m'y amuse peu, n’y connais pas de ces séismes intérieurs qui relient parfois une fiction à l'être intime du lecteur. Je l'avoue, il me faut errer dans un au-delà de l'admiration de la mécanique lorsque je traverse un roman, jouir aussi de quelque chose qui tienne du  divertissement et de la surprise. Souvenir enfoui mais toujours vivant de London, Dumas et Poe...?  C'est probable... Plus que probable.

24 / VII


¤ Que cherchons-nous dans les romans ? Je ne sais trop. Quelque chose, en effet, qui ne soit pas uniquement de ce sentiment que l’on éprouve lorsqu’on ouvre le capot d’une Ferrari. Les images que propose le miroir traîné le long du chemin, certainement, mais aussi celles du miroir tourné vers mon visage et celui des hommes. De quoi trembler et, bien entendu, réfléchir.


#  L'affaire R.Camus a ceci de singulier qu'on la croit terminée et qu'elle ne l'est jamais. Le sera-t-elle un jour? Elle nous propose maintenant de confuses énigmes. Le président de la communauté juive de Dijon en a assez lui aussi (Le Monde, courrier du 21 juillet), il craint que l'idée ne s'accrédite que les juifs eux-mêmes entretiennent la polémique. Mais, curieusement, il semble que pour lui aille de soi l'existence d'une prise de monopole sur une émission de radio, et que la critique d'un tel monopole soit sans objet puisque dit-il : "On ne critique pas le lobby agricole, qui se bat pour améliorer le sort des agriculteurs, ni celui des vendeurs de musique, qui veulent faire baisser le taux de TVA sur les disques..." Ce saut du culturel à l'économique laisse pantois! Il semblerait donc parfaitement admis que les juifs de France fussent vus comme formant un lobby (on ne le disait jusqu'ici, la conscience libre, que des juifs américains) dont l’emprise exclusive sur quelque domaine que ce soit se légitimerait par la volonté d'améliorer le sort de ses membres. Au fait, a-t-on jamais vu que, pour améliorer leur sort, des vendeurs de musique aient pris une position dominante dans la fédération des grossistes en coquillages et poissons frais? Que des agriculteurs soient entrés en force dans le syndicat des vendeurs de musique?

Je ressasse, moi aussi, la question, et j'en ai plus qu'assez. C'est qu'on me la ressert sans arrêt, et diversement accommodée. Me reprochera-t-on de lire trop attentivement la presse? Tout cela finit par puer bien fort, et la raison en est qu'on a voulu mettre à un écrivain, comme à un chiot, le nez dans ses déjections quand celles-ci n'étaient pas exclusivement les siennes.

25 / VII / 2000


# Artémis, lorsque nous jouons, me griffe et me mord sans ménagement, jusqu'au sang parfois. Elle n’a pas le sens de la nuance et s'adonne à la bataille tout entière à la bataille. Si je sens qu'il va falloir recourir à l'infirmerie, je me retire du théâtre des opérations. C'est notre pacte.

# Écrire. La pesée des mots. Acte non seulement mental, mais sentimental.  Non…  plutôt « de sentiment ».  Expérience qui laisse des traces pour la page suivante, pour le texte à venir. Une manière de piste. On avance, portant le sac de nos mots. Pesant un jour, léger le lendemain. Sous l'empire d'une drogue, fût-elle seulement l'alcool, ou le sac devient transparent et tout se lit à l'intérieur dans le même moment, ou il explose et se vide. Et on court acheter un sac tout neuf.

27 / VII / 2000


¤ La course en sac, jeu ancien pratiqué dans les foires, les fêtes patronales et scolaires, est sans doute ce qui se rapproche le plus de l’activité de l’écrivain, et du romancier particulièrement. Il s’agit de sauter d’un mot à l’autre, d’un paragraphe à l’autre, d’un chapitre à l’autre. À la fin, ou l’on tombe et l’on est éliminé, ou l’on passe la ligne d’arrivée. Montent des applaudissements ou des sarcasmes, c’est selon. Si vous n’avez pas d’amis ni de connaissances au village, c’est l’indifférence. La course n’aura lieu à nouveau que l’an prochain. Vous mettrez vos jambes dans un autre sac.


# Répliques. Ce matin, dernière émission de la saison. Sujet: la vache. Avec Benoît Duteurtre et François Morel. Sujet dans le sujet: invisibilité de l'animal, non plus domestiqué (il n'a plus guère de rapport avec la maison, avec l'étable et le corps de ferme, mais avec la stalle et le parc concentrationnaire), animal considéré exclusivement comme matière alimentaire,  et auquel est déniée toute identité. Les vaches ne portent plus de  nom, ne sont plus desindividus. Comparaissent, témoins à charge ou à décharge: Lucrèce, Descartes, La  Fontaine,  Buffon, Alain... Une chose est approchée, mais nul dans l'émission n'en a tiré toutes les conséquences : oui, les vaches européennes ne portent plus de nom, seulement les numéros de série pour les objets traçables qu'elles sont devenues,  numéros qu'on leur implante dans l'oreille. Or, si après les camps nazis et la numérotation tatouée de leurs prisonniers, suivis à la trace eux aussi de leur entrée à leur sortie du cycle industriel de la mort, si donc on a pu, sans trembler, réaliser aujourd'hui une presque identique numérotation des animaux, C'EST QU'UN JOUR OU L'AUTRE, ON INSCRIRA DE NOUVEAU DES NUMÉROS DANS LA PEAU ET LA CHAIR DE L'UNE OU L'AUTRE DES CATÉGORIES D'ÊTRES HUMAINS. Comment, s'écrieront les bonnes âmes, vous osez mettre sur le même pied juifs, tziganes et animaux de batterie! Je répondrai que ce n'est pas moi seul qui les y mets, mais nous tous, écologistes en tête, quiréalisons la chose ou en acceptons la réalisation en toute connaissance de signification concrète et symbolique. Nous avons accepté de concevoir le vivant - porcs et poulets aussi - sous forme de matériau industriel. Oui, cela recommencera, on recommencera, nous  recommencerons.

 

¤ On a recommencé. Je pense à la prison de Bagdad où, il y a peu, les troupes américaines enfermaient leurs prisonniers pour les « interroger », c’est-à-dire les torturer. Il y avait des numéros, au moins sur les portes des cellules. Il y a aussi les prisonniers de la base cubaine de Guantanamo. Certains y sont encore. Aujourd’hui même, au Congo et en Syrie, on ne s’embarrasse même plus de numéros. C’est le temps retrouvé d’avant l’invention de l’écriture.  La simple forme humaine est un numéro virtuel : on le gomme et voilà tout. Foudroyant progrès humain !


Même émission: on y a relevé le mutisme des écologistes face aux massacres répétés de troupeaux entiers de vaches soupçonnées d'une folie qui n'est que celle des hommes. Comme beaucoup d'entre nous, les écologistes aiment sans doute l'entrecôte, bleue ou à point.

29 / VII / 2000


Svevo. Une vie. Le roman évolue vers l'élucidation des stratégies de la conquête amoureuse. On s'étonne qu'étant fort emprunté dans les bureaux de la banque, assez nigaud même, Alfonso montre tant d'habileté et de finesse dans la tactique des sentiments. Tout cela est parfaitement conduit, et sa lente approche d'Annetta a quelque chose de celle du narrateurencerclant Albertine, à ceci près que la phrase de Svevo, moins circonvolutive, évite les chemins de  traverse, les détours où Proust, c'est l'un de ses charmes, entraîne son lecteur. Lorsque la citadelle Annetta est enfin enlevée, au chapitre XIV, on a toutefois assisté davantage à une victoire militaire qu'à un triomphe de la psychologie dans la politique de l'amour. C'est en quelque sorte un traitement complet du sujet. Parions sur les six derniers chapitres : âpre lutte entre les exigences des sentiments et celles du corps social, assez peu encombrantes jusqu'ici?  Désenchantement d'une relation qui ne paraît pas se fonder sur un clair amour et moins encore sur la passion? Plaisir de cette lecture qui, au début, me pesait.

Corse.  Le gouvernement, après avoir bradé ses idéaux sociaux et laissé filer les ancres de la souveraineté nationale dans son accord parfait avec les thèses du libéralisme économique de New-York, Londres et Bruxelles, entrouvre à la maffia corse les portes de son autonomie législative, entamant ainsi le démantèlement de l'unité de la République. Dans cette récompense et cet encouragement accordés au crime organisé, au terrorisme, à la complicité au moins passive du peuple corse avec  ses malfaiteurs hyper-racistes, on peut lire et prévoir différentes réalités: le socialisme français actuel n'est plus qu'un opportunisme couché dont le seul objectif est la reconduction au pouvoir; une grande injustice se commet à l'égard des minorités catalanes et alsaciennes, qui n'ont jusqu'ici émis leurs revendications autonomistes que dans la discrétion des voies légales; le processus de la violence criminelle acquiert ainsi une légitimité de fait, et plus de violence encore s'ensuivra pour que d'autres concessions soient accordées,  jusqu'à ce que le but soit atteint : jouir de tous les avantages d'une indépendance effective et d'une appartenance de façade à la république française. Les criminels séparatistes basques espagnols  montrent clairement la voie; le concept français de République, dont on savait que se souciaient comme d'une guigne nos socialistes, entre dans sa phase de déclin signée par des actes de gouvernement. Avec le concept déclinera la chose publique elle-même. Vingt ans de socialisme presque ininterrompu ont, dans l'esprit de beaucoup de nos concitoyens, donné à l'ordre républicain la figure d'un épouvantail.  M. Chevènement, notre seul ministre ouvertement républicain, fait aujourd'hui figure de repoussoir. On ne peut espérer qu'en une rébellion des différentes représentations nationales, le peuple s'étant cantonné dans la télexpectative.

Le vrai courage  - mais il n'en est pas question -  voudrait que fût organisé un référendum au sujet de l'indépendance de l'Ile sur tout le territoire français, et qu'on osât en tirer les conséquences : soit accorder cette indépendance - pour laquelle je voterais deux fois plutôt qu'une -, soit rétablir l'ordre, militairement au besoin, sur cette Ile de Laideur où la population, complice ou terrorisée, l'un et l'autre sans doute,  collabore avec le crime.

La Corse est notre tumeur maligne. Des nations crèvent de ces cancers-là. M. Chevènement proteste mais ne démissionne pas. Il rencontre, visite, consulte... Il  tergiverse. Il verra. Nous verrons.

31 / VII / 2000


¤  Nous sommes aujourd’hui dans l’ère sarkozyste, et probablement va-t-elle s’achever. La république formelle est toujours debout. C’est une vaste cité Potemkine. La Corse somnole. Un assassinat de temps à autre, pour garder la main…  pas de quoi réveiller les consciences. Les usines ferment  l’une après l’autre, et se délocalisent. Leurs actionnaires accroissent chaque année leurs bénéfices de 10%. Les grandes fortunes françaises se préparent à déménager vers des horizons fiscaux plus favorables à leurs intérêts. Quant à la démocratie, existe-t-elle encore ? Nous le dira la participation des citoyens aux deux prochaines élections,  je veux dire la participation d’un peuple que peu à peu l’on contraint au chômage, avec et pour lequel on n’a aucun projet. Ce peuple a inventé le concept d’un seul parti politique inopérant, décevant, alliant la droite réelle et la gauche fictive sous le sigle d’UMPS. Il a peur, il touche aux frontières du désespoir, il regarde comme on tourne et retourne le peuple grec sur le gril de l’argent, il entend l’abrutir de discours sans prise sur le réel ceux qu’il a élus, il sait que ces mêmes élus vont bientôt le taxer de « populisme »,  le condamner, ce peuple indigne, parce que les extrêmes politiques lui seront apparus comme ultimes lumières à chaque bout du tunnel.

 

Michel Host

 

On lira la suite de ces chroniques sur le site HOSTSCRIPTUM

Dans la rubrique FAITS & GESTES

(Année 2011 + janvier 2012)


  • Vu: 2805

A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


Tous les articles et textes de Michel Host


Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005