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Carnets d'un fou - XIII, Michel HOST

Ecrit par Michel Host le 18.11.11 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Carnets d'un fou - XIII, Michel HOST


Le 17 novembre 2011


Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité


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« Écrire rappelle les détournements de mineurs : il n’y a pas une idée qui soit à maturité au moment qu’on la fixe. »

Aragon, Le Libertinage


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Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. –

Michel HOST

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« Jean Paulhan aura eu le souci courageux et même la coquetterie de déplaire. C’est la bonne façon de plaire à peu.  […] Il a parlé gravement des choses minuscules et aimablement des grandes choses : on n’est pas un honnête homme à moins. »


Alexandre Vialatte


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# Notations : du 22 mai au 15 juin 2000

¤ Commentaires : novembre 2011.



# Ce soir, sur FR 3. D'abord un film sur le nouveau Shanghaï : ville champignon, tours hautes de quatre-cent cinquante mètres, milliardaires débutant dans le métier, modes importées, lifting à tous les étages, ouvriers rêvant d'études supérieures pour leur fille unique, soirée à l'Opéra... Ensuite,  film sur les années noires, 1940, l'incurie française, la défaite, l'humiliation... que nous n'avons pas regardé. Chinois dopés à l'oxygène de la conquête, Français asphyxiés à l'hydrogène de la défaite !


¤ 2011. Européens asphyxiés à l’hydrogène sulfureux de la monnaie unique sans cesse attaquée par la rage spéculative des « marchés ». Ah, les marchés ! Qui nous dira quels masques de la cupidité humaine ils dessinent ? Politiciens rampants sous cette botte. Chinois dopés au même hydrogène, et marchant vers on ne sait quels précipices…


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# Artémis a maigri, un peu. Moi j'ai grossi, pas qu'un peu. Cette admirable bête a assez de raison, lorsque vient la chaleur, pour modérer son appétit. Pas moi.


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# M. Chevènement, ministre de l'intérieur, dit pis que pendre de nos  amis allemands "mal guéris du déraillement nazi". Mensonge, puisque seuls les Français sont aujourd'hui encore soumis à une cure suivie d'anti-nazisme. Les médias gonflent l'affaire aux dimensions d'une montgolfière alors qu'il s'agit d'un zeppelin de foire.

Hier ou avant-hier, le même avait envoyé les convoyeurs de fonds se faire trouer la peau pour peau de balle : "Il faut savoir finir une grève", annonçait-il avec le plus triste des sérieux.  Les commerçants, l'électorat, la banque... sont gênés par l'absence de monnaie dans les distributeurs automatiques. Pas un mot cependant, dans les mêmes médias, quant au fait que ces transporteurs de papier monnaie se font aujourd'hui massacrer à chaque coin de rue par des malfrats militarisés armés de bazookas et de kalachnikovs. M. Chevènement, un temps le seul sauvable des socialistes français, endosse à ses heures l'uniforme bourgeois de ses petits camarades. La gangrène gagne les meilleurs.


¤ Le hasard fait bien (ou mal) les choses : nous sommes à quelques mois d’une élection qui verra le président Sarkozy quitter ou garder le trône républicain, M. François Hollande s’y asseoir ou retourner dans la pénombre de la rue de Solferino. C’est le moment que choisit M. Chevènement pour annoncer sa candidature. Elle gêne ses amis politiques, du moins le laissent-ils penser. Il souhaite donner une audience à ses idées politiques. Elles donnent généralement à penser. Mais personne n’est dupe, il se retirera lorsque les choses deviendront sérieuses. Si l’on peut dire. L’art du contretemps.


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# Durs plaisirs. Une publication à vocation publicitaire consacre des pages à ce qui, sous le titre de Téléconvivialité,  propose "l'amour au téléphone, l'orgasme en ligne, le libertinage à distance..." Comprenons : l'impuissance, l'onanisme, la peur de l'autre et de l'engagement. Nous vivons dans la même crainte du réel qu'au temps où l'on disait aux petits curieux que les enfants se font par l'oreille et naissent dans les potagers.


22 / V  / 2000


# Je ne sais où me mènera José Saramago avec son Manuel de peinture et  de calligraphie, dont j'aborde la seconde partie. Dans ce livre écrit il y a une vingtaine d'années, un peintre qui s'avoue des plus médiocres déroule le récit - la calligraphie - de son existence, donnant celui-ci pour la preuve d'une maîtrise qui lui est refusée dans la peinture. Combinaison curieuse, parfois indigeste, du romanesque et du discours sur l'art.  Cette prise de risque intéresse.


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# Dans Trame d'enfance - j'y reviens -, Christa Wolf évoque ce souvenir masqué: la petite Nelly attendant, un dimanche, avec la population d'une bourgade mecklembourgeoise, le passage triomphal du Führer qui ne viendra pas. Elle y traduit mieux qu'une simple déception, le surgissement d'un désir ample, partagé, désormais à vif. Une de ces plaies qui ne se cicatrisent qu'avec des victoires ou de terribles anéantissements. Dans ce désir prend forme le mythe, se construit l'indispensable socle où il se dressera, visible de tous les points de l'horizon. En observant sa naissance à la conscience dans la personne d'une enfant, C. Wolf nous dit que la foule est enfantine, qu'elle est un enfant de la taille d'un géant assoiffé de mensonges, de promesses et de contes à dormir debout,  qu'elle s'effraie de l'obscurité et se rassure en se jetant dans la nuit de l'histoire comme dans la gueule du loup.


24 / V / 2000


¤ La nuit de l’histoire ? Sa gueule effroyable ? Je sens comme un frémissement sous la peau de la Bête qui, peut-être, ne faisait que dormir. Nous tournons sur la charnière d’un temps qui change. Comment ? On ne sait. Ni s’il faut se remettre à craindre.


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# Le mufle revêche croisé ce matin dans la rue Nationale, j'ai en vain tenté de l'imaginer, jadis, minois d'une merveilleuse petite fille. Mon saisissement fut tel que j'en eus un haut-le-cœur. De l'impuissance de la bonne volonté face à l'irrémédiable.


¤ Où a donc joué le malheur dans une telle disgrâce ? Dans ce que la nature fit à l’enfant ? Dans ce que la femme fit à cette enfant sur laquelle peut-être mon imagination s’était trompée ?


# Hier, déjeuner d'écrivains, dans un restaurant sis entre Bourse et Opéra.  X, poète en vogue, mène un train du diable autour d'une charmante romancière- sémiologue  - bizarreries de ce temps !  Mi-figue mi-raisin, elle l'écoute discourir des femmes et du succès constant de ses entreprises auprès d'elles. Il lui présente ses garanties et certificats, ses brevets de compétence... Une lueur de malicieuse ironie traverse les yeux de la belle si rustiquement courtisée.


# Le déjeuner d'écrivains, quand ceux-ci n'appartiennent pas à une seule chapelle, à un mouvement, à une tendance reconnue, et si leur nombre passe la trentaine, est une forme très singulière de réunion. Étreintes sauvages de ceux qui ne se sont vus d'un siècle, regards déviés d'autres qui se haïssent pour des raisons d'eux seuls connues, accablement muet de qui soupire après ses pantoufles et son fauteuil, roue des satisfaits que l'actualité a poussés sur les tréteaux de l'illusion, teint cireux des atrabilaires que la conviction de n'avoir en poche aucun mot d'esprit empêche d'avoir tous leurs esprits, surgissements de ceux qui sont venus les poches bourrées des citations et bons mots à placer entre répliques et propos brumeux, coups d'œil chafouins des misérables qui n'ont pas publié dans les quinze derniers jours, éclats et fanfares des littérateurs enrichis à la ligne, picorages hâtifs des efflanqués, mines hautaines de ceux qui ne se croient point d'égaux en aucune société, mines rases des sots qui s'imaginent n'être cernés que de célébrités... C'est, dans l'incessant passage des plats, des verres et des bouteilles, parmi les moulinets de mains et de bras, les cascades des fourchettes et des couteaux, l'avalanche des déclarations, proclamations, éclats de rires, moqueries, bravades, témoignages de fidélité et d'admiration... comme l'intérieur d'une étrange caverne où oscilleraient des ombres babillardes et jacassantes.

Où suis-je dans cette bamboche ? Allons, ne faisons pas le faraud, je me vois, c'est selon, ici... ou là, sans que jamais m'abandonne une gaieté d'enfer.


26 / V / 2000


¤ Depuis lors, bien qu’on s’y amuse comme des fous, j’ai évité ce genre de dîners. Soyons clair : on ne m’y invite plus guère. Ma mine ahurie, peut-être ? L’impossibilité où je suis, même en sacrifiant aux alcools, de me mettre au diapason ? Quelques écrivains amis, quatre ou six, me sont bien suffisants quand il y a lieu de se réunir. Nous plaisantons de mille choses, ne parlons ni de nos proches confrères ni de littérature. Champagne et vins de qualité. Nous nous quittons le cœur chaud, et contents de nous-mêmes.


# Universalia 2000. Article  Le rap, art rebelle.


Entre diverses joyeusetés, noms de quelques groupes : N.T.M. (Nique ta Mère), même si je n'ai de la mienne qu'un lointain souvenir, je ne crois pas m'être laissé aller à ces excès...   Alliance Ethnik : comment mieux dire que l'on est ce que l'on prétend combattre ?  Assassins : à soi son propre commentaire.

Eléments d'une analyse élémentaire : " [...] les rappeurs français affirment l'expression directe (ça ne vous rappelle rien ?)  de la parole urbaine, le paradis des mots que l'on assène comme des uppercuts  (un paradis sur un ring de boxe ?) ...  [...]  les rappeurs [...] assemblent leurs textes comme des ferrailleurs de la langue, valorisant le bric-à-brac lexical de la France d'aujourd'hui et recyclant les mots de fortune." (Comment se situer plus clairement entre décharge et dépotoir ?)  Plus loin : " Leurs textes écrits comme des réquisitoires sans appel (ce « sans appel » est sublime !)  prônent la lutte contre le système répressif (lequel ? celui qui offre nationalité, écoles, hôpitaux, logements décents, aides économiques en tous genres, libre pratique des cultes divers, une langue et une culture, et le droit de vote sans même l'obligation de se rendre aux urnes ?), dénoncent l'iniquité (le mot n'est-il pas un peu excessif ?) du système éducatif. C'est l'anti-langue de bois (non, c'est la contre-langue de bois, qui est au bois plein comme du contre-plaqué), ennemie naturelle du politiquement correct et de la "novlangue" de la société du spectacle. (À l'inverse, cette accumulation de clichés me paraît être l'incorrection même de l'anti-Polis et, parmi la vacuité du "spectacle", la plus incertaine des novlangues, celle en tout cas, composée de deux cents mots, qui ne permettra pas à ces jeunes gens de sortir de leurs ghettos.)

Il est consternant que des esprits puissent se laisser impressionner, voire influencer et formater par de tels discours assénés sous couvert d'analyse sérieuse et fondée. Les deux olibrius auteurs de l'article se présentent comme écrivains !  Ça ne mange pas de pain.


28 / V / 2000


¤ Il semble que le « rap », sans être en complète régression, appartienne désormais à des lieux et à des milieux circonscrits, banlieues, migrants inadaptés et inscrits dès leur naissance au grand martyrologe de la France inique. Des stations de radio se consacrent à sa diffusion. En cercle fermé cette « rébellion » bafouille. Une vieillarde qui bavote et finit à l’hospice, lancée dans l’invective stérile. Suis-je injuste ? Oui, c’est probable. Et sans regrets !


# J'achève la lecture du Saramago, Manuel de Peinture et de Calligraphie. La prise de risque en valait la peine. Il se passe toujours, ou presque toujours quelque chose d'inédit avec les romanciers portugais. Leur coupe n'est pas la nôtre, je veux dire qu'elle n'a rien de ce psychologisme triste et léché de la plupart de nos romanciers. Ici, d'abord, cette impression désagréable d'être embarqué sur un bateau pourri, celui de la médiocrité déclarée du narrateur, à quoi s'ajoute la confrontation avec une construction romanesque inédite, voire déstabilisante (alternance de pages narrant le vécu du protagoniste et de pages "d'exercices autobiographiques")… rien qui laissât présager une sortie en beauté. C'est pourtant ce qui se produit, Saramago gouverne sa machine romanesque tout en la laissant flotter dans la houle et le clapot, jusqu'au malaise du lecteur  - du lecteur français tout au moins, plus accoutumé à naviguer en eaux calmes et en vue des promontoires. On saisit que cette médiocrité n'est qu'un leurre accepté à titre d'épreuve. Après cette concession à la lucidité viennent les effacements, les détachements, les mues qui ouvrent des perspectives sur le dépouillement des vanités, l'apaisement et l'accomplissement de l'être vrai que dissimulaient les oripeaux d'une illusion. On en reste pantois !


31 / V / 2000


¤ Dans les lignes qui suivent, je maintiens un « avant-propos » qui devait figurer en tête de la publication d’une partie de ces Carnets, laquelle concernerait les notations de l’année 2000. L’ensemble se serait intitulé Carnets d’un sédentaire. Dénonciation aimable de cette imposture qu’est le plus souvent le label « écrivain-voyageur » et aveu sans fards de l’essence de l’état d’écrivain dans sa forme la plus courante : être assis à sa table, dans son atelier, écrivant. Les raisons pour lesquelles cette publication ne s’est pas réalisée sont sans importance. Elle a lieu ici même, dans La Cause Littéraire.

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#  C  a  r  n  e  t  s   d'  u  n    s  é  d  e  n  t  a  i  r  e


À Lakis Proguidis et Doris Saclabani,

sans qui ces carnets n'auraient pas vu

le jour.

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AVANT-PROPOS



" [...] je réclame de vivre

pleinement la contradiction

de mon temps, qui peut faire

d'un sarcasme la condition de

la vérité."

Roland Barthes


L'idée de ce carnet m'a été soufflée par Lakis Proguidis qui, à l'été 1999, pour L'Atelier du roman, me demanda de tenir mes Notes pour un trimestre. L'entreprise me paraît aussitôt amusante, nouvelle, et suffisamment éloignée du journal d'écrivain pour lequel je n'ai jamais eu d'attirance, le regardant comme le miroir du Narcisse, le canal d'écoulement de toutes les complaisances. Je l'ai donc commencée et poursuivie.


En notre village bourguignon, lieu de ma sédentarité estivale, entre livres, chats, bouteilles, manuscrits, amis et familiers, dans la rumeur des moissons, je  bornai mon champ. Il aurait trois côtés, et non quatre comme la plupart de ceux des alentours : l'anecdote quotidienne, tissu léger de mon existence, tracerait l'un; pour les deux autres: les idées, les réactions que m'inspirent l'actualité et le monde comme il va et surtout ne va pas -, puis mes réflexions plus ou moins précises, pertinentes, mes impressions quant à mes lectures et travaux du moment.


Je découvris bientôt le plaisir de laisser libre cours à mon tempérament vagabond, à mes tendances caractérielles, à mon goût du désordre sur fond d'ordre, le plaisir d'écrire de l'une ou l'autre chose sans m'infliger le martyre de l'essai, celui aussi de manifester certaine violence - je ne la renierais qu'en me reniant moi-même - contre la bêtise et la mauvaise foi. J'ouvris carrière à cette gaieté centrale qui me rend insubmersible, aux morsures et plaisanteries contre mon époque que j'ai à honneur d'exécrer, à l'innocent et aristocratique plaisir de déplaire aux esprits  programmés selon la  pente de tous les conformismes, les miens m'accablant suffisamment. Je découvris, avec cette liberté, la tentation de la mise  en scène de soi sous les oripeaux du personnage modelable et à merci : je lui ai résisté le plus possible, car on ne fait pas de sa propre personne une marionnette, même antipathique, sans la voir sombrer, et soi avec elle, dans l'imposture. Mes regards, donc... quelques idées, mes visions, l'instantané des jours, l'inscription de rares convictions, et basta !


Quant à toi, lecteur, ces mots de Roland Barthes présentant la  première réédition de ses Mythologies : "[...] il s'agissait évidemment de mon actualité", me permettent de te dire que l'ancrage de ces notes dans  un présent que, pas plus que moi tu ne peux  ignorer, me semble être le lieu le plus  repérable de notre rencontre. Pour le reste, tu verras.


André Gide, en 1932, s'étant ravisé à propos de son refus de rendre publiques ses pages intimes, écrivait : "La perspective d'une publication, fût-elle partielle,  de mon journal [...] en a faussé le sens..." Sans vouloir me donner le ridicule de  m'opposer ou de  me comparer à Gide, ces carnets tiennent une part de leur sens du fait qu'ils seront publiés dans le temps que notre mémoire est saisie à feu vif, présentée toute chaude et dans son premier fumet,  mémoire non de moi, qui ai très peu à dire de ma  personne, mais des jours que nous vivons et de la façon singulière de les regarder qui m'est en quelque sorte imposée.

Quant au sédentaire, c'est de sa condition obligée que je veux témoigner, celle de presque tout le monde aujourd'hui, où, par défaut de temps et de moyens, parfois de vigueur d'esprit, l'on ne voyage pas, mais où l'on croit voyager en se livrant au tourisme, absurde conduite du dépaysement qui assure de ne rien voir ni entendre du monde, ni de rien comprendre des hommes et de leur existence. Dans ces conditions, il me paraît que je vois, entends et comprends mieux en restant dans ma chambre. Cet usage de mon temps n'est pas clôture quoique, faut-il le préciser, celle-ci ne me coûterait guère, mon nomadisme se voulant tout intérieur.  -  M. H.


¤ Cet « avant-propos », devenu « intra-propos », ne me semble pas avoir perdu de sa pertinence. Il permettra au lecteur de se situer dans un projet en cours, et de ne pas lui donner plus ou moins d’importance et d’écho qu’il n’en mérite. Le temps, ses événements, soubresauts, cavalcades et caramboles, se précipite à toute allure. Nous ne savons plus ce qui eut lieu avant-hier, nous oublions nos sentiments de l’heure, nos acquiescements, nos révoltes… et jusqu’à certaines de nos idées. Pour celles-ci, il y faut un peu de patience, mais elles s’effacent, comme le reste. Nos réactions, car nous sommes des réactifs (les «actifs » étant la plupart du temps dans l’impossibilité de penser), témoigneront de notre insertion plus ou moins profonde dans le fleuve des jours, mais aussi des reflets de la lumière et de l’ombre sur la peau de ce fleuve, toujours mouvante. Je pense à Froissart, au « Bourgeois de Paris », aux chroniqueurs, aux confidences de Henry Brulard, aux fausses confidences de Marcel Jouhandeau, à Matthieu Galey, et jusqu’à Chateaubriand, qui fit de soi dans le paysage de l’histoire une peinture d’atelier on ne peut plus ordonnée… Il y a un plaisir particulier à entrer dans ces passés qui ne deviennent les nôtres que par la procuration de la lecture. Et c’est toujours la même chose : lorsque je regarde la Seine couler dans tel ou tel film, L’Atalante… ou Une partie de campagne… je cherche désespérément à scruter sur l’onde mouvante l’ombre du jour même où se fit la prise de vue ; lorsque je vois telle ou telle actrice, Greta Garbo, Danièle Delorme, Monica Vitti… rire, pleurer, mourir, s’émouvoir sur la pellicule, c’est sa respiration que je guette gonflant le corsage, réflexe irrépressible, le sien comme le mien, la respiration de ce jour-là, la trace même de la vie qui allait, qui passait… !  L’irréel devenant ultra-réel.



# Hier, avec M.D.B., visite du cimetière de Picpus. Lieu hors du temps, ou lieu enclos dans un passé proche et lointain. Y sont inhumés dans la fosse commune les mille trois cents guillotinés de la barrière du Trône (place de la Nation) du printemps 1994, saison de pleine Terreur. Parmi eux, André Chénier, les carmélites de Compiègne, aristocrates et gens du peuple mêlés, avec des enfants de quatorze ans et de grands vieillards. Nous pensons à ces temps d'éruptions sauvages où la pensée totalitaire n'avait pas mesuré encore la rationalité de ses moyens. Nous restons songeurs, saisis, nous demandant comment concilier notre profond républicanisme avec les tombereaux de cadavres passant à la dérobée le portail dont subsiste le linteau. Nous marchons : vestiges de la chapelle où les croque-morts dépouillaient les victimes de leurs vêtements, cimetière "des familles", (celles des aristocrates ayant eu un ou plusieurs ancêtres guillotinés) : tranquille alignement de tombes et de mausolées; non loin, sur un mur, sept plaques commémoratives du sacrifice de grands noms de France dans les camps de  la mort de l'Allemagne et sur  les champs de bataille de 1944. Aurais-je eu, si j'avais été de l'une de ces familles, un tel détachement, cet oubli généreux qui m'eût fait prendre les armes pour une République née dans le sang de mes ancêtres, patrie meurtrière de mes pères ? Je ne le crois pas. Sans doute n'ai-je pas l'âme assez ferme. Des religieuses veillent sur cette terre imbibée, sur cette mémoire presque oubliée. Elles prient pour les victimes et leurs bourreaux. Elles élèvent dans le jardin cinq poules et un coq, petite troupe qui arpente la pelouse, picore sous le couvert des buissons, sans hâte, comme c'était autrefois dans les campagnes.


1 / VI / 2000


¤ Le souvenir de cette visite du cimetière de Picpus m’émeut toujours aux larmes. Je n’ai pu y retourner. Impossible ! Comment puis-je être si tendre et si sauvage parfois ? Entre-temps, le génocide tenté contre les Vendéens, la longue tentative de dissimulation de ce génocide avéré (*) m’ont été révélés. On n’apprend rien de ces vérités d’Histoire dans les écoles de la République. L’université fait silence. On n’est franc ni du collier ni de l’esprit. Retournerai-je un jour à Picpus ?

(*) Ce sont environ 120.000 Vendéens, femmes, enfants et vieillards, que firent périr « les bleus » républicains dans d’épouvantables massacres prescrits par le comité de salut public, contresignés par les conventionnels, sur une population de 800.000 personnes. Les moyens de l’époque ne permettaient pas de faire plus. On s’y essaya pourtant. On recourut aux noyades, à Nantes. Et le chimiste et humaniste Antoine Fourcroy, dont le buste figure sur la façade de l’Hôtel de Ville parisien, imagina, le premier au monde, de « gazer » ces rebelles à « l’ordre nouveau ». Écœurement ! Honte !


# Après-demain, départ pour Pimelles. J'y serai seul trois semaines et y travaillerai au corps « le roman ». Je ne suis content qu'à moitié. Pour l'autre moitié, un vague vertige. Le roman n'y est pour presque rien. Ce « presque » est inquiétant.


# Affaire Renaud Camus. La curée ! Le Monde (25 mai) : ses propos "sont des opinions criminelles qui n'ont, comme telles, pas droit à l'expression". Pour quand l'autodafé de ses livres ? Ces renversements de situation ont quelque chose de paradoxal : la fatalité de la chose surprend.  Désormais, les aboiements de la meute (on y découvre Philippe Sollers, du côté de la matraque comme au bon vieux temps de Mao !) couvriront les cris de l'imprudent, ses dénégations, et jusqu'à sa défense, laquelle, présentée le 1er juin dans le même organe, fait voir que l'accusation repose sur la phrase extraite de son contexte, sur la sonorité de certains mots plutôt que sur leur contenu réel dans une réflexion ou une démonstration qui mériterait une analyse plus objective.

R. Camus a le courage d'affirmer ne rien regretter, puisqu'à l'évidence il n'est en rien antisémite. Le coup de pied de l'âne lui est donné par un certain H.M. (de la  même Église sexuelle pourtant, ou peut-être parce que...) dans un long article tout poisseux d'envie et de haine. On y trouve, enchaînées, ces mille gracieusetés : "Le scandale a rendu célèbre un écrivain confidentiel... œuvre pléthorique... vouée au culte du moi...  R.C. a longtemps égaré ses lecteurs...  son antisémitisme (qui resterait précisément à démontrer!)... se construisait déjà [dans toute son œuvre] une idéologie de la supériorité de l'esthète... (que ce  H.M. n'a-t-il mis en garde le lectorat quand il en était temps encore !)...  il prône une société figurée où domine l'élite cultivée, réactionnaire, conservatrice du goût et du savoir-vivre... (H.M., lui, me semble en manquer singulièrement)... [il] distille à doses plus ou moins homéopathiques des propos racistes ou xénophobes (l'œuvre entière serait donc contaminée ? Comment cela a-t-il échappé à l'œil exercé de H.M. et à ceux de ses confrères en chiennerie?)...  une entreprise autobiographique tendue vers l'affirmation hautaine et totale du moi (voici comment, avec deux épithètes, on annule deux décennies de fausses admirations ou de vraies jalousies !)... se décèle la prétention à être pleinement reconnu comme écrivain (pourquoi "la prétention"?)... Il vit dans la nostalgie de l'élite qu'incarnait la grande bourgeoisie cultivée (que ne préfère-t-il celle d'un petit prolétariat ignare!)... [il] brode les mêmes motifs narcissiques à tendance paranoïaques (la seule clarté de cet énoncé est sa méchanceté)... les notables, qu'il fréquente régulièrement...  accumulation de parenthèses et autres précautions oratoires qui permettent de dire le pire tout en prévenant les réactions du lecteur... son individualisme forcené... (S'il est un travers où ne tombera jamais H.M., vrai mouton de Panurge, c'est bien celui-là)...

Enfin, je ne vois pas comment s'exhiberait le racisme, éclaterait l'antisémitisme dans cette affirmation que ne contredirait aucun juif : "La pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général ; mais elle n'est pas au cœur de la culture française". On ne fait pas bassesse plus vile que celle de H.M., même avantageusement habillée des oripeaux de l'opinion !


Je suis heureux de ne voir aucun de mes amis écrivains ni aucun des écrivains que j'apprécie (juifs pour nombre d'entre eux)  participer à ce lynchage.

J'adresserais bien mes protestations au Monde si je n'avais la certitude qu'on ne les y publiera pas, comme rien, depuis plus de dix ans, de ce que j'ai fait parvenir à ce quotidien sous mon nom d'écrivain.


2 / VI / 2000


¤ Plus rien d’aussi crapuleux dans l’ordre de l’intellectuel ne s’est produit durant les dix années qui ont suivi ces événements, lesquels ne se sont pas terminés en juin 2000, on le verra en poursuivant la lecture de ces Carnets. D’aussi « panurgique », nous n’avons connu depuis lors que les salutations enthousiastes et unanimes adressées par l’intelligentsia française (sauf rares exceptions) à ce qui a été vu comme la « révolution arabe » en marche. Trois mois ont passé et on en revient à petits pas. Ce ne fut qu’une « révolte » contre des dictateurs népotiques et corrompus : le fond de sociétés archaïsées par une religion rétrograde, inapte à l’aggiornamento, intolérante et conquérante, n’a pas été modifié en dépit des technologies nouvelles de la communication. Cette société « arabo-musulmane » qui a produit dans le dernier siècle moins d’ouvrages de connaissance témoignant de recherches et de trouvailles intéressant l’humanité que n’en produisit le XIVe siècle espagnol, est restée dans la pensée et le mouvement de l’islam, et veut y rester, chaque élection le démontre. La démocratie n’y est qu’un mot, un costume qui permet d’être « présentable » aux yeux d’un occident haï, envié et courtisé pour sa clientèle. Or il n’est pas de démocratie possible sans séparation des pouvoirs religieux et politiques. Les moutons de nos contrées vont sans doute se précipiter maintenant à l’autre extrémité du champ visuel. Nous ne sommes pas sortis d’affaire. La confusion, l’hypocrisie et la bonne pensée gênée ont encore de belles heures à vivre.



# Parmi les conseils délivrés par Gide pour favoriser le travail intellectuel, le plus judicieux me paraît être celui-ci: "Se maintenir les extrémités très chaudes." (Feuillets, complétant le Journal de l'année 1893). Les moines le savaient qui, attenant au scriptorium, avaient un réduit où brûlait le brasero au-dessus duquel ils réchauffaient leurs doigts et leurs encriers, comme on le voit par exemple à l'Abbaye de Fontenay.


# La campagne bourguignonne de cette fin de printemps est toute en vivacités de couleurs et luxuriances végétales. La cour était hier une savane qu'il m'a fallu raser de près. Les oiseaux ont choisi le jardin pour capitale de leur royaume. Artémis a fait l'ouverture : un souriceau qu'elle m'a apporté en grondant de plaisir et de fierté. Je l'ai caressée, félicitée, n'en pensant pas moins cependant.


# Renaud Camus trouve des défenseurs. Alain Finkielkraut, qui ironise sur les Justes et leur étroite vigilance. Lui aussi, sans minimiser ce que l'on doit regretter du texte de R.C.,  relève que l'opportunisme commande ici "la curée". Il a cet avis d'évidence : "Cela fait longtemps, en effet, que le pétainisme n'est plus le ciment de la France grégaire mais l'alibi dont les maîtres de l'heure ont besoin pour s'apparaître à eux-mêmes comme des parias ou des insurgés." Le professeur  Alexandre Albert-Galtier, de l'université de L’Oregon, qui, s'interrogeant sur les quarante livres déjà publiés par R.C., répond en quelque sorte au misérable H.M. : "Aurions-nous été abusés ? Lisons-nous et admirons-nous un auteur antisémite ou raciste sans le savoir ?"  (Tout cela dans Le Monde du 6 juin).


Bien se convaincre que, pour la meute, il importe moins d'être cohérent, de penser-agir selon logique, raison et justice, que de claquer des mâchoires à la façon des quadrupèdes molossoïdes que les faibles d'esprit aiment à posséder pour se rassurer, acquérir une sorte d'existence dans le vaste monde.


7 / VI / 2000


¤ Oui, on est toujours heureux de promener ses pittbulls entre vieux camarades, tous ensemble, en groupes nombreux et compacts. Cela rassure. On a bien de l’esprit, ensemble, à penser de même sur toute chose. Comment douter de notre bon droit à penser ce que nous pensons ? D’ailleurs voyez, dès qu’un contradicteur se présente, nous lâchons nos chiens et ils le mordent. Qui douterait de l’instinct si sûr d’un chien ?


# Gide. Journal (1906). Observations sur Anatole France, qu’il prend avec des pincettes : l'écrivain "sur qui d'abord tout le monde s'entend. Je doute fort que nos petits-enfants, rouvrant ses livres, y trouvent à lire plus et mieux que nous n'y aurons lu."  Gide se trompe du tout au tout, non peut-être pour les petits-enfants, mais pour les arrière-petits-enfants. D'abord, ils ne « rouvrent » pas de livres puisqu'ils n'en ont ouvert aucun, ou si peu et contre leur volonté. Et puis, s'ils le faisaient, ils trouveraient chez France "plus et mieux" qu'ils n'ont jamais connu si l'on veut bien se souvenir des gouffres d'ignorance et d'inculture où s'engloutit notre époque.


# Le Journal – le « genre », veux-je dire - se prête à la mise en scène de soi dans le quotidien : rencontré untel... visité une telle... avons parlé de... ce soir, à la Comédie Française... etc. Le plus  souvent, banal ou de médiocre intérêt. Dans ces carnets : mes pensées, bonnes ou mauvaises, substantielles ou inconsistantes. Mon objectivité, mes partis pris, mon inobjectivité, mes fureurs… tout. Mes erreurs, forcément !  Nos pensées ne nous appartiennent qu'à demi, surtout jetées à l'écran de l'ordinateur, à la va-vite. Elles nous traversent. Les accueillir toutes. Seule la mémoire défaillante, ou la honte de les avoir pensées, peut en écarter certaines. Aussi, les sentiments, leur violence qui envahit…  rien ne doit être trié, choisi. Comme ça vient !


8 / VI / 2000


# Aussitôt j'apporte un démenti. Encore que la chose touche aussi au sentiment.  M.D.B. reçue hier par un fonctionnaire de la « filière » (!!!!) des Beaux-Arts. Fort maltraitée par ce rustaud, elle ne se laisse pas humilier cependant, lui fait toucher du doigt l’épaisseur de sa bêtise et de son incompétence. Si l’on est femme, on n'a rien à attendre des services officiels censés soutenir les artistes. Le ressac est violent. M.D.B., pour la première fois, laisse percer du découragement. J'en suis écœuré et incapable de travailler à quoi que ce soit.


9 / VI / 2000


¤ Qu’on ne me parle pas du monde de l’art contemporain. Monde de l’argent et de l’imposture. Cela entraînant ceci. Jean-Philippe Domecq en a amplement traité. Nous en avons aussi parlé dans la revue La Sœur de l’Ange.



#  À Pimelles, pas de moineaux.  Je n'en vois plus, n'en entends plus. Pourquoi ? Suis-je devenu sourd ou ont-ils quitté les lieux ?


¤ En fait, ils avaient quitté momentanément les lieux. Les passereaux, et les moineaux friquets plus encore, « voyagent » sur de petites portions de leur territoire, en fonction des sources de nourriture qu’ils ont à leur disposition à telle ou telle saison. J’ai appris peu à peu ces choses simples dans notre village de Bourgogne. En ville, les moineaux demeurent obligatoirement sur le territoire qui est le leur, nourris aux saisons froides de miettes de pain, et des graines que leur distribuent celles et ceux qui, contre les iniques arrêtés municipaux, ont souci de leur existence.


# "Ce n'est que par la contrainte que l'homme arrive à ne pas se supprimer lui-même. Toutes les causes de ruine sont en nous; mais dominées artificiellement : culture. » (Gide, Feuillets, 1911).  La contrainte a sauté, barrage érodé par le temps. La culture est objet de dérision pour M. Tout-le-monde.


10 / VI / 2000


¤ Pour preuve de ce que j’affirmais, l’accroissement notable des suicides dans nos sociétés. On se suicide à la Poste, dans les banques, sur son lieu de travail, dans sa grange, à la maison… Comme jamais ! Ajoutons, pour suivre Gide, que toutes les contraintes ont sauté, et d’abord celle qui ordonnait à l’homme de s’occuper de l’existence de son frère. La principale « cause de ruine » est l’abandon de l’humain.



# Jean-Claude L., qui passe sa vie dans les champs et les bois, m'assure qu'il y a des moineaux au village. Ils se rassemblent par bandes en des lieux connus de lui. L’en croire. Je développe cette sorte de paranoïa qui conduit à voir le monde en deuil.


À propos d'oiseaux, à l'été de 1914, Gide recueillit un jeune étourneau qu'il logea et nourrit dans sa pièce de travail durant plus d'un mois, jusqu'à ce qu'il périsse sous les crocs d'un mistigri. Comme la bestiole se perchait sur son épaule et s'y oubliait volontiers, il alla jusqu'à s'envelopper le torse d'un linge protecteur. Gide m'est deux fois sympathique.


# Aporie vivante.  Hier soir,  au Journal télévisé, présentation du concert en plein air que Johnny Halliday donne à un demi-million d'amateurs, au pied de la Tour Eiffel. L'un de ses fans, s'étant fait la tête et le look de son idole, déclare : "Johnny, y'en a pas deux. Y'en a qu'un."


# Retour à Gide. Journal (janvier 1914). Propos sur les juifs qui, aujourd'hui, le feraient taxer de criminel et mener devant les tribunaux.

Ceci par exemple, de Blum : "[...] il me paraît que cette sorte de résolution de mettre continûment en avant le Juif de préférence et de s'intéresser de préférence à lui, cette prédisposition à lui reconnaître du talent, voire du génie, vient d'abord de ce qu'un Juif est particulièrement sensible aux qualités juives ; vient surtout de ce que Blum considère la race juive comme supérieure, comme appelée à dominer après avoir été longtemps dominée..."

Ou ceci : "Il me suffit que les qualités de la race juive ne soient pas des qualités françaises ; et lorsque ceux-ci (les Français) seraient moins intelligents, moins endurants, moins valeureux de tous points que les Juifs, encore est-il que ce qu'ils ont à dire ne peut être dit que par eux... [...]  il importe de reconnaître que, de nos jours, il y a en France une littérature juive, qui n'est pas la littérature française, qui a ses qualités, ses significations, ses directions particulières."  "Je ne nie point, certes, le grand mérite de quelques œuvres juives, mettons les pièces de Porto-Riche par exemple. Mais combien les admirerais-je de cœur plus léger si elles ne venaient à nous que traduites ! Car que m'importe que la littérature de mon pays s'enrichisse si c'est au détriment de sa signification."


Renaud Camus, qui n'a pas témoigné de tant d’ironie et de méchanceté, n'est pas né quand il aurait dû naître.


11 / VI / 2000


¤ Sinon qu’à la différence d’André Gide, Renaud Camus n’a pas, n’a jamais témoigné d’aucun antisémistisme d’aucune sorte.


# Lundi de Pentecôte. Village silencieux, si n'étaient les mésanges, les pinsons et les poules. On ne bouge pas, on ne se voit ni ne se reçoit. Vie sociale au point mort. Ne restent que trois agriculteurs dans la commune. J'anticipe le temps proche où, défunts ou partis, leurs terres seront cultivées pas des salariés dont les maîtres vivront en ville, comme cela se pratique depuis des siècles en Andalousie, depuis des décennies en Beauce. Agonie indolore de cette terre.


12 / VI / 2000


# "Je n'ai jamais été plus modeste qu'en me contraignant à écrire quotidiennement dans ce carnet des pages que je sais et sens si pertinemment médiocres, des redites, des balbutiements si peu propres à me faire valoir, admirer ou aimer.

Toujours m'a poursuivi le désir de secouer les affections sinon celles de qualité toute exquise et supérieure. Si ces carnets viennent au jour, plus tard, combien n'en rebuteront-ils pas, encore..."  (Gide, Journal, 8 février 1916)


L'intérêt proprement extraordinaire (à mes yeux) que Gide porte à sa personne ! Sa modestie, fausse  - et c'est bien son droit qu’elle le soit -, est identifiable dans la croyance feinte au caractère médiocre et rebutant de ses carnets, et surtout, dans son désir de se "faire valoir, admirer ou aimer". Il me semble que les pages d'un Journal, pour être publiables, doivent avoir été écrites en premier lieu  pour déplaire, sinon à quoi bon?


Le lendemain (9 février 1916), Gide note qu'il a dîné chez Darius Milhaud. Or le hasard a fait que ce matin, sur France-Culture, j'ai pu saisir des bribes d'un entretien donné par Mme Milhaud  - longévité des femmes! -, où elle confirme : "Gide ne s'intéressait qu'à lui-même."

J'observe encore qu'en mars 1916, la guerre n'entre pas dans les carnets de Gide.


13 / VI / 2000


¤ Autant qu’il est possible, dans ces Carnets, je m’efforce à l’immodestie, et aussi de me montrer désagréable, inamical, non consensuel, agressif envers les imbéciles heureux qui nous cernent de toute part. J’espère que l’on m’en saura gré !


# Selon Gide, Anatole France – j’y reviens – ne pensait pas au-delà de ce que le cerveau de Gide avait pensé ; il ne lui apportait donc à peu près rien. C’est immodeste mais vraisemblable, car leur culture était fondée sur les mêmes études classiques. En outre, France était un vrai zigoto, ami des mots drôles et d’une certaine légèreté dans le dire, en cela aux antipodes de l’auteur de La Porte étroite. Pour notre temps nourri de séries américaines, s’il le lisait encore, France ferait figure de monstre de culture, d’esprit et de liberté d’esprit. Les Opinions de M. Jérôme Coignard, La Rôtisserie de la reine Pédauque… des livres qui font rire aux éclats !


¤ Indiquons aux derniers esprits curieux que l’on trouve aujourd’hui, avec un peu de flair, des collections incomplètes ou complètes de œuvres d’Anatole France dans toute brocante sérieuse, tout vide-grenier bien vidé, toute foire de campagne digne de ce nom ! On a ainsi de belle et bonne lecture pour les longs hivers sans neige qui se préparent.

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#  Le penseur est celui qu'on ne peut caser dans le tiroir des philosophes ni dans celui des poètes. On lui réserve sa boîte, dans le placard. Le penseur n'est-il pas un peu M. Tout-le-monde qui, une fois au moins par vingt-quatre heures, est traversé par une idée, une préoccupation qui ne touche pas à ses seuls intérêts matériels ? Mais où ranger celui qui n'entre dans aucune des trois catégories ? Dans quel bocal mettra-t-on le cerveau de celui qui n'a jamais pensé qu'à son revenu ?


Gide. Journal (1920). "Je note tout cela pour réamorcer ce carnet. Ne sais trop si j'aurai la constance de le mener loin. Il me semble que ce miroir, aujourd'hui, me gêne bien plutôt qu'il ne me sert."

À souligner, le mot miroir. Ne pourrait-on définir toute page d'un journal, d'un carnet, de mémoires ou de souvenirs personnels, comme trace du syndrome de La Castafiore ?


14 / VI  / 2000


¤ Il est certain que lorsque je chante, dans ma salle de bain notamment, et cela afflige, je suis au moins aussi ridicule que La Castafiore. Ne nous faisons pas d’illusions.


# Je m'efforce d'éviter, les sujets meublants. Il en est une infinité - petits et grands malaises, temps qu'il fait, pensée de la mort, vice auquel on s'est adonné la veille, simple indication de la lecture que l'on entreprend ou que l'on termine...  -  qui permettraient de noircir des pages à  la douzaine sans autre effort que d'organiser  les mots et les phrases. N'en parlons plus.


15 / VI / 2000


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Fin des Carnets d’un Fou,  XIII


Michel Host


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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005