Bleu éperdument, Kate Braverman
Bleu éperdument, janvier 2015, traduit de l’anglais (USA) par Morgane Saysana, 245 pages, 20 €
Ecrivain(s): Kate Braverman Edition: Quidam Editeur
Elles sont plusieurs, et parfois elles semblent n’être qu’une, quelle que soit leur condition sociale, toutes ces femmes que l’on découvre au fil des pages de Bleu éperdument. Ces fragments de vie rassemblés comme autant de nouvelles nous plongent dans un état fiévreux, à grand renfort d’alcool, de drogues dures ou douces et d’échappées plus tropicales : Hawaï comme un appel, refuge autant que lieu de perdition au sens premier du terme. Des femmes, célibataires, divorcées, mariées, mères ou pas, et des hommes, absents, ombres fantômes ou tortionnaires, qui les retiennent, les plombent, les manipulent, les tyrannisent, souvent des ratés, des épaves qui les tirent vers le bas, ces mères souvent seules avec leur fille… D’ailleurs l’amour, s’il y en a, est principalement maternel. De cet amour béton qui fait tenir debout envers et contre tout.
« Nous sommes coupées en deux, songe-t-elle, nous sommes distendues, nous sommes magnifiées. Nous nous asseyons au creux de fontaines d’où l’eau jaillit par trop d’orifices. Nous posons la machine à écrire à même le sol, sous la table de la salle à manger, et vivons là. En sécurité avec le bois au-dessus de nos têtes. Nous restons assises là onze jours et onze nuits de rang, à nous perforer les veines des bras et des jambes. Nous écrivons des poèmes, à l’encre de sang. Nous nous croyons alors justifiées. Nos bras sont infectés. Nous savons bien n’être pas tout à fait à l’image de Dieu. Nous, profusions de trous. Notre genre est monumental. N’est-ce pas d’ailleurs ce que notre sculpture nous raconte ? Nous sommes l’appétit dépourvu de crâne. Nous sommes amputées. Nous enfantons sans maris. Nous donnons naissance à nos bébés dans la solitude absolue, comme une espèce de renégats. Nous n’avons ni tribus ni totems. Aucun rituel de consolation. Lorsque nous naissons ou mourrons, personne n’allume de cierge. Plus personne ne se souvient des litanies, des formules pour invoquer et divertir les dieux. Nous vivons seules. Célibataires durant des décennies. Larguées sur Terre puis désertées. Peut-être sommes-nous une mélopée ? Quelqu’un nous a écoutées choir. Peut-être sommes-nous une forme de pluie avilie ? ».
Bleu éperdument est donc un livre de femmes, de mères et de filles, de femmes désabusées, perdues, des âmes éclopées, qui pour beaucoup fréquentent les Alcooliques Anonymes et qui font face au cap de la quarantaine avec plus ou moins d’aplomb et beaucoup de vertiges.
« Figée sur place. Immobile. L’impression d’être plantée là depuis des années. Il ne te vient même pas à l’idée que tu peux remuer. Il ne te vient même pas à l’idée que tu peux enfreindre les règles. Le monde est un tissu de sortilèges et de vérités absolues ».
Kate Braverman est avant tout poète et c’est une évidence ici, la poésie tient une place importante dans ces nouvelles, même si la condition de poète et l’insertion sociale y semblent antinomiques.
« Elle s’interroge quant aux poètes qui mettent leur tête dans le four et des tuyaux pleins de monoxyde de carbone dans leur bouche. Peut-être est-ce un acte suprême d’alchimie, la transmutation du gaz et du poison en une substance qui absout. Sur la cuisinière dansent des flammèches bleues. Le genre de choses qui ancrent les univers. Pour les poètes, c’est toujours l’hiver. Ils sont debout au bord du parapet des ponts nocturnes. Leurs orteils pointés vers l’immense néant bleu. Le monde se fige et retient son souffle. A nouveau nous sommes des enfants. Les définitions bleues et fraîches nous les savons comme un enfant sait qu’il ne doit pas traverser la route ni toucher la flamme. Pourtant nous la touchons ».
La couleur, dans Bleu éperdument comme son nom l’indique, a une place prépondérante. Physique. Les bleus d’abord, beaucoup de bleu, le bleu invraisemblable de l’océan ou « telle une hémorragie, prenant possession du ciel », des bleus dangereux, infectés, envahissants, traqueurs ou guérisseurs. « Elle examina sa main et l’air qui semblait bleuir à l’extrémité de ses doigts. C’est juste un glacis bleu, se dit-elle. Et sur les bords, une sorte de gaze bleue panse la blessure universelle ».
Mais aussi le vert, « désinhibé, rebelle, ahurissant dans toutes ses nuances », et les jaunes, les orangés, le rouge, le blanc, le gris et même le noir. Les couleurs, toutes les couleurs, comme des émotions, un langage à part entière. La vision explose en sensations, parfois jusqu’à l’insupportable, « à donner envie d’enfoncer les doigts dans sa propre chair pour en arracher des lambeaux, c’est dire les maux que peuvent causer les couleurs ».
Malgré la poésie, le feu de la langue, il y a quelque chose de terriblement déprimant dans Bleu éperdument, englué dans le blues de la génération post-soixante-huitarde, comme une mutation ratée, et c’est pourquoi toutes ces femmes, mères, filles, nanties ou démunies, finissent par se confondre dans un même accablement, souvent proche de l’anéantissement.
« Entrais-je le matin dans la cuisine, vêtue de mon uniforme rassurant, c’était pour trouver ma mère plantée près du four, en robe de chambre, l’air ailleurs, fumant cigarette sur cigarette. Des plateaux de cookies refroidissaient sur le plan de travail. En général, il n’était pas rare qu’elle passe la nuit à en préparer, juste avant de céder à nouveau à la tentation de boire. Et durant des semaines, voire des mois, c’en était fini des cookies. Ma mère était occupée à picoler, la porte de sa chambre verrouillée, une bouteille de vodka sur sa table de chevet. La radio diffusait les Rolling Stones ou les Eagles. Puis, tout à coup, les cookies réapparaissaient par plateaux entiers ou enveloppés dans du papier aluminium et empilés. Elle reprenait les réunions et observait les trois premières étapes. Elle admettait avoir perdu la maîtrise de sa vie. Elle priait pour qu’une puissance supérieure à sa personne lui rende la raison. La troisième étape lui donnait du fil à retordre, car il lui fallait confier sa volonté et sa vie aux soins de Dieu tel qu’elle le concevait. L’ennui, c’est que ma mère ne concevait point Dieu ».
Ennui profond, rêves avortés, cancers, tentations suicidaires, autodestruction assidue, montagnes russes de la lutte pour la survie, tout se passe sur un territoire géographique bien délimité, qu’on imaginerait pourtant plus léger, décontracté, lumineux, mais le piège est là, dans cette apparente nonchalance de ce mouchoir de poche californien des années 80 : Los Angeles, ses quartiers pauvres ou chics, comme Beverley Hills…
« Du jour au lendemain, on a enrubanné de rouge les lampadaires, maculé de neige artificielle et de faux givre les vitrines et saturé les rues de cohortes de pins massacrés, décorés, livrés en pâture. (…) Un paysage salement esquinté, à la végétation corrompue ».
Et puis les fugues contrastées vers Hawaï. « D’abord il y a l’attraction qu’exerce la verdure à l’aéroport de Lihue. Le petit avion en provenance d’Honolulu frôle dangereusement les montagnes surgies de nulle part. Les sommets d’un vert sans retenue, une sorte d’illumination de l’esprit ». Les plages, la jungle. Une sauvagerie, une innocence encore possible. Un goût, frelaté pourtant, de paradis perdu.
Bleu éperdument a cet attrait étrange des narcotiques, qui fait que le soulagement que l’on éprouve en atteignant la fin du livre se transforme très vite en une irrésistible envie d’y replonger.
« La seule source de lumière dans toute la maison est l’allumette qui embrase sa cigarette. Et elle réalise que la seule source de lumière au monde est la flamme qui nous consume à petit feu ».
Cathy Garcia
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