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Betty, Tiffany McDaniel (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 15.09.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Roman, USA, Gallmeister

Betty, Tiffany McDaniel, éditions Gallmeister, 2020, trad. américain, François Happe, 480 pages

Betty, Tiffany McDaniel (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)

 

J’ai volontairement laissé le livre derrière moi. Pour ne pas être tentée de le citer, par passages. Pour le plaisir de la décantation. J’ai repensé aux toiles d’Anselm Kiefer qui vivent à l’extérieur, des jours, des mois, des années sans que le peintre ne les retouche. Afin que toute chose du monde s’y dépose. Pour l’empreinte et l’altération. Ou l’innocence corrodée.

Le livre est resté aux Samoa américaines. Sur l’île de Tutuila où je suis restée trente jours. Et je n’ai pris aucune note. J’ai voulu me souvenir. Page après page. Du visage de Betty. Comme celui de chaque femme et de chaque homme, aux Samoa, qui ont placé entre mes mains un fragment de leur île. J’ai songé à Betty, à son enfance relatée, ses pages d’écriture. À tout ce que l’on enfouit, ce que l’on apprend et qu’un voyage désapprend. Ou confirme. Le début. La fin. Trop précipité ou trop autoritaire.

Je suis entrée avec la naïveté de celle qui vient d’apprendre à lire et j’ai été happée d’emblée par l’altitude du livre. Oui, l’altitude. Le relief. Les montagnes. Celle de l’Ohio bien sûr, région natale de l’auteure, les noms des plantes que les Cherokee savaient manipuler, les couleurs d’un jardin. La poésie et la magie, quoique, n’est-ce pas la même racine. Les États-Unis donc et les failles entre les êtres. Une famille. Et les déplacements entre Etats qu’ils n’hésitent pas à entreprendre pour suivre le travail, pour être la main d’œuvre, parce qu’il faut manger. Toujours la même histoire. Et placer un toit sur la tête de ceux dont on a la responsabilité. Mettre de la hauteur.

La charge d’amour. Les mains du père chargées de terre. Lui, il sait ce que signifie le poids de la terre. Les ancêtres. L’identité. Le prix à payer pour y retourner. Betty, c’est la narratrice, l’une des sœurs aussi, c’est l’autrice, celle qui a le visage trop noir pour être belle, trop indienne devant l’objectif et trop marquée. Déraciner le racisme. Confession, journal intime, récit, autobiographie, roman, fiction, réalité, sempiternel débat qu’elle jette sur le sol dans un éclat de rire. Elle sait que ce qui est imaginé appartient au réel et ce qui est réel est fantasmé car trop éprouvant à vivre. La fiction est une stratégie pour éviter les peines, les chagrins. Les drames. Cette enfance que Betty décrit comme un bercement, d’abord un bercement. Du berceau à la balançoire. Le balancement qui nous éloigne, entre ce on et le nous, de l’être aimé et de plus en plus et lorsque nous revenons vers lui, vers elle, ils ne sont plus là pour nous aimer. La balançoire. Il n’y a plus personne derrière pour nous pousser.

Un père pour Betty, une mère, deux sœurs, un petit frère aussi. Et un frère aîné. Un père qui a des étoiles dans la poche et qui les sème dans le jardin, qui dépose chaque matin une lettre dans le creux d’un arbre pour son voisin veuf, une lettre qu’il écrit en incarnant les mots de l’épouse aimée pour que jamais son voisin ne souffre de l’absence. Je me suis souvenue de chaque image, aux Samoa américaines. Les tombes devant les maisons, voire à l’intérieur, la voix des ancêtres, celle aussi des aïeuls, leur effigie grandeur nature sur la façade, leurs noms sur les voitures. Pour que jamais les morts ne perdent la trace des vivants. La terre, c’est cela. La mémoire et l’identité. Je me suis souvenue des églises, des conversions, l’histoire des terres où on plante une croix et un drapeau. Pour l’identité. Quitte à y enterrer la mémoire en dessus.

Le couple. La rencontre improbable entre le père et la mère, improbable car bannie. Entre eux, une pomme. Et des promesses de champs de citrons. Les promesses que les couples se font lorsqu’ils se rencontrent, qu’ils se déposent au pied de l’un et de l’autre avant la chute. Le fondement d’une alliance. Sa tessiture ou sa malédiction. Le conflit ? Où est-ce que ça casse ? L’emprise morale, l’emprise physique. La sienne ou celle des autres.

La maison et ses fêlures. Le corps de la maison. Y implanter la famille et faire le trou, le vœu d’y être heureux, tous, au mieux bénis. C’est le corps de la mère qui se brise. Je cherche son prénom, le prénom du petit frère, ils se sont effacés, le petit frère qui dessine tous les motifs du livre, il ne faut rien omettre, rien égarer, maintenir le réel au risque de sombrer dans le symbole et l’imaginaire. La poésie et la magie. Faire rimer rythme avec, avec quoi d’ailleurs, rimer avec un paysage, rimer avec des êtres comme ce père qui, à chaque naissance de ses enfants, aura compté les étoiles à cette date-là. Il en connaît par cœur le nombre exact, pour ses enfants vivants, pour ses enfants morts. On ne peut qu’aimer un père qui fait cela. Les étoiles, celles qui lient les êtres qui respirent sous un même toit jusqu’à se ressembler. Les étoiles qui guident les navigateurs polynésiens. Les étoiles pour être une star de cinéma, c’est le rêve d’une des sœurs. Pour échapper aux abus. Puis, se confondre. Les étoiles et les histoires. Il faut savoir les conserver. Les corbeaux savent cela, ils s’arrachent une plume et l’offrent aux conteuses. L’encre, le sang noir des corbeaux, aussi noir qu’un ciel de nuit sans étoiles pour écrire dedans.

J’ai tenté de retenir la fin, le départ. J’ai cru en la dilution du temps. À ces lectures qui diffractent. Lire le soir, lire de nuit pour décupler les effets de la poésie et de la magie, quitte à ne plus dormir. Simultanément. Lire en anglais, lire en français. Deux langues, deux expériences de lectures et les émotions placées aux mêmes endroits. J’ai remercié l’île, je suis rentrée. Sans le livre. J’ai remercié Betty. Son histoire, celle de sa mère, de son père, de ses frères et de ses sœurs. Je l’ai remerciée d’avoir su ouvrir un espace, entre son histoire justement et la composition technique d’un roman. Je l’ai remerciée d’avoir su créer l’espace nécessaire au lecteur, l’espace pour y déposer sa propre histoire entre. L’altitude.

Une fin n’en est pas une si elle est libre d’être réinventée.

 

Sandrine-Jeanne Ferron

 

Née en 1985, Tiffany McDaniel est une auteure américaine, native de l’Ohio et dont l’héritage est Cherokee. Elle écrit depuis son enfance, autodidacte, elle a publié entre autres : BettyThe Summer That Melted Everything (2016) ; On The Savage Side, attendu pour 2023. Prix Femina étranger.

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.