Antigone, Sophocle (par Matthieu Gosztola)
Antigone, Sophocle, trad. grec ancien Jean Grosjean, préface Jean-Louis Backès, notes et lexique Raphaël Dreyfus, 208 pages, 4,30 €
Edition: Folio (Gallimard)
On lit : « Le voilà mort avec la morte* ; le malheureux / consomme ses noces dans les demeures de l’Hadès ; / il montre aux hommes combien la déraison / est le plus grand mal de l’homme ». On lit aussi : « La morte t’a accusé d’être la cause / de cette mort-ci et de cette mort-là ».
On l’entend : ce qui frappe, dans cette traduction du grec ancien, ce sont les répétitions. Belle traduction d’Antigone (aussi belle, aussi puissante, et plus juste, que celle que fit, en son temps, Hölderlin), d’un homme – Jean Grosjean – qui comprit pleinement, en tant que traducteur, en tant que commentateur des évangiles, en tant que poète, en tant que conseiller littéraire enfin, la valeur d’enfance de la répétition, et permit la naissance, en poètes (la seconde naissance n’est-elle pas seule véritable, à défaut d’être la plus émouvante ?), d’Alexandre Romanès et de Lydie Dattas, qui ont su faire leur miel des répétitions. Qui ont su en faire leurs fleurs. Pour que le lecteur puisse venir = puisse les butiner. Puisse exprimer son devenir-abeille.
Pour Grosjean, la répétition, loin d’être une maladresse, se révèle force vive. C’est-à-dire est une force de vie. Mais attention, quand elle ne s’inscrit pas dans un système. Quand elle ne semble pas voulue. C’est-à-dire quand elle n’est pas recherchée, quand elle ne s’affirme pose. La répétition est force de vie quand elle semble éclat. Par éclat, nous voulons dire bris. Nous pourrions aller plus loin, dire : quand elle semble malfaçon. Quand on pense qu’elle souligne indûment, qu’elle égare, ou qu’elle se moque, qu’elle est inutile, veut exaspérer ; alors que la répétition n’est, alors, jamais sclérosante quant à la profonde fluidité du dire. L’important (il s’agit d’aller vite) : la répétition force – un à un – les verrous du convenu. Elle commet une infraction. Organise, avec l’air de ne pas y toucher, un cambriolage, dans le dire, au cours duquel est arraché quelque chose de la vérité d’être, et de sentir.
Cette vérité d’être, et de sentir, pour Antigone, c’est la vérité de la douleur. Ainsi que l’analyse Georges Didi-Huberman dans Ninfa dolorosa, essai sur la mémoire d’un geste (Gallimard, collection Art et Artistes, 2019) : « [L]a jeune fille s’exclame à tout va que tout est douleur, de génération – maudite – en génération. Tout est douleur dans l’amour même porté vers cette “tête chérie” du frère mort (kasignèton kara) dont elle veut assumer pleinement, rituellement, le devoir funéraire. Tout cela sera douleur puisque ce devoir même lui est interdit par Créon, et puisque tout amour en sera rendu impossible, qu’il soit filial, fraternel ou conjugal (le promis d’Antigone, Hémon, étant lui-même emporté par ce mortel enchaînement de la douleur). Et c’est ainsi que l’intense, l’admirable énergie d’Antigone fera tourbillonner ensemble, dans la pièce de Sophocle, le désir et la mort. Et qu’au cœur de ce tourbillon s’élèvera […] le lamento de la jeune femme. […] [C]’est […] une plainte de mort autant que d’amour, en sorte que le kommos de la jeune fille, son “chant de deuil” – mais le mot grec signifie d’abord le “coup dont on se frappe la poitrine” –, ressemble à s’y méprendre à un “hymne d’hyménée”, mais inversé. Chant de l’“être perdu”, de l’“être déraciné”, de l’“être abandonné”, ainsi que l’analysait Karl Reinhardt dans son ouvrage classique sur Sophocle. C’est littéralement, comme plus tard l’aura montré Pierre Vidal-Naquet, un “chant du cygne”, cet oiseau de l’ultime mélodie que la tragédie sophocléenne oppose implicitement aux vautours qui, au même moment, dévorent le cadavre de Polynice. On comprend vite qu’une telle lamentation se tient sur le fil vertigineux d’une piété (au regard des soins funéraires dus à un proche) et d’une souillure (au regard de la loi civique selon laquelle les traîtres ou les sacrilèges doivent être privés de tels soins) ».
Outre le regard précis de Georges Didi-Huberman, on se reportera avec profit à l’analyse de Jacques Derrida qui déduisait déjà de la fin d’Œdipe à Colone, que la situation d’Antigone reconduit désormais sur le cas de Polynice, la nature profonde de la lamentation d’Antigone : lamentation sur l’interdiction, politique et policière, qui lui est faite de se lamenter – pieusement, dignement – sur la dépouille de son frère mort. « [Antigone] se plaint – écrit Derrida – de ce que son père soit mort en terre étrangère et de surcroît enfoui en un lieu étranger à toute localisation possible. Elle se plaint du deuil refusé, en tout cas d’un deuil sans larmes, un deuil privé de pleurs. Elle pleure de ne pas pleurer, elle pleure un deuil voué à l’économie des larmes. Car elle pleure, en vérité, mais ce qu’elle pleure, c’est moins son père, peut-être, que son deuil, le deuil dont elle est privée […]. Elle pleure d’être privée d’un deuil normal. Elle pleure son deuil, si c’est possible. Comment pleurer un deuil ? Comment pleurer de ne pas pouvoir faire son deuil ? Comment faire son deuil du deuil ? […] Voilà la question qui se pleure à travers les larmes d’Antigone. C’est plus qu’une question, car une question ne pleure pas, mais c’est peut-être l’origine de toute question. Et c’est la question de l’étranger – de l’étrangère ».
Matthieu Gosztola
* Keitai nekros peri nekrô : « il gît, cadavre autour d’un cadavre ».
VL6
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