Ainsi parlait, Stefan Zweig (par Didier Ayres)
Ainsi parlait, Stefan Zweig, éditions Arfuyen, janvier 2023, trad. allemand, Gérard Pfister, 192 pages, 14 €
Humanisme
Comprendre Zweig, c’est comprendre l’être humain. Bien sûr parce que l’écrivain est une créature, mais surtout parce que lire Zweig nous place au cœur d’une vision humaniste de l’être, fait la place à qui se dresse depuis la Renaissance – vision de l’homme qui semble s’achever de nos jours (avec l’importance croissante des machines et des intelligences mécaniques). De ce fait on est loin de Nietzsche et plus près de Montaigne. Cette créature que Zweig décrit, avec l’aisance d’un lettré témoin de deux guerres mondiales, est prise dans l’histoire, dans le déroulement historique de l’Europe à laquelle il appartient (notamment avec son amitié indéfectible pour Romain Rolland).
Le plus évident reste que la vie de Zweig revient à penser, à faire agir un discernement aigu sur les sociétés et les hommes – jusqu’à sa fin tragique au Brésil où son désespoir le conduit au suicide. Je dis discernement mais je ferais mieux d’écrire intelligence, à la fois dans l’acuité du jugement, et aussi intelligence de la personne humaine exerçant son talent d’écrivain au service de grandes idées humanistes qu’il porte en lui comme un bien précieux.
Et pour reprendre le beau titre d’un essai de Levinas, l’on pourrait dire qu’il répond et prend naissance dans Humanisme de l’autre homme. C’est bel et bien tourné vers la grandeur de l’homme occidental qu’il touche à l’être et aux phénomènes qui lui sont rattachés.
Trajet d’écriture, trajet de vie. La vie au cœur de l’œuvre et l’œuvre jointe à la vie. D’où un style très équilibré, sobre, sans volutes et nullement baroque, sans cercles mais en angles, ancré dans l’histoire des hommes et dans l’histoire littéraire, construisant sa personne grâce à son talent, réfléchissant suffisamment pour que l’on puisse à notre tour, penser, écrivant comme on réfléchit, mêlant deux actes – décrire et peser son et sur son écriture – qui demandent un courage extraordinaire et une tension intérieure capables de faire traverser à l’écrivain les plus durs moments peut-être de notre histoire européenne récente.
Tenez le nom de Dieu à l’écart de la guerre, car ce n’est pas Dieu qui conduit la guerre, ce sont les hommes ! Aucune guerre n’est sainte, aucune mort n’est sainte, seule la vie est sainte.
Quelle confiance dans l’équité de la personne, sujet de fixation d’un idéalisme dramatique, voire tragique ! Stefan Zweig écrit juste ce qu’il faut pour que le lecteur se rende à lui-même tout en suivant une pensée claire (en France l’on connaît très bien cela depuis Boileau). Toute la question : comment être ?
Sauve-toi, réfugie-toi dans ton maquis le plus intime, dans ton travail, là où tu n’es que ton propre moi respirant, non pas un citoyen de l’État, non pas un objet de ce jeu infernal, là où ton peu de bon sens peut encore agir raisonnablement dans un monde devenu fou.
L’œuvre que suivent ces dits et maximes de vie, touche à des vérités transversales de l’œuvre écrite du prosateur autrichien. Dès le début, l’on voit comment il conçoit quiconque, comment il est touché par des universaux, la sagesse universelle, une droiture à la fois de son expression et de ses idées. Toujours est-il que l’on se sent grandi par tant de rectitude et d’authenticité des propos de l’artiste.
Les idées n’ont pas de véritable patrie sur terre. Elles sont suspendues dans l’air entre les peuples, entre les hommes, et il n’y a pas une connaissance, une croyance, une religion qui ne mêle ce qui lui est propre à ce qu’elle a emprunté, comme il n’existe pas non plus de pure invention : tout ce qu’on invente, on le trouve.
Ajoutons que sa littérature, aux frontières du classicisme, rejoint La Rochefoucauld, et encore Valéry, et en un sens, comme observateur des phénomènes de la psyché humaine et des tropes littéraires, Maurice Blanchot. Oui, cette sagesse gréco-latine que Zweig emprunte à ses lectures, ses amitiés et tout ce qui correspond à son image de l’homme, nous ravit comme témoignage d’une époque littéraire tout autant que par son inscription dans une écriture plénière.
Didier Ayres
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