Ainsi parlait Barbey d'Aurevilly (par Marc Wetzel)
Ecrit par Marc Wetzel le 09.07.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Arfuyen
Ainsi parlait Barbey d'Aurevilly - Dits et maximes de vie choisis et présentés par Philippe Simon - Arfuyen, 176 pages, juin 2025, 14 €

Barbey d'Aurevilly, un auteur né et mort au XIXeme siècle, est-il donc légitimement mort avec lui ? Ce florilège n'en cache pas les faiblesses (d'anti-démocrate ronchonnant, de sadien tendance régionaliste, ou de grand timide version bulldozer), ni les incohérences : il offense ainsi Baudelaire, qu'il admire ; ou sauve Hugo, qu'il déteste ...
"Je vous ai blessé en vous accusant de paresse, comme si les Paresseux n'étaient pas les chanoines du Talent et de l'Esprit, des dignitaires de notre Église" (Lettre à Baudelaire, juin 1854 - fragment 128)
"Quelle réponse fera l'histoire littéraire de l'avenir à la question de savoir pourquoi M.Victor Hugo a sollicité d'être académicien, et a fait trente-neuf visites à des gens dont il méprisait littérairement pour le moins trente-sept. Si sévère qu'on soit pour un grand talent qui a ses défauts et même ses vices, il n'est pas moins certain qu'il y a disproportion du contenu au contenant, quand on voit M.Hugo à l'Académie, et que la racine d'un chêne n'est pas de taille à tenir dans un vieux pot à cornichons !.." (fr.244)
On saisit bien, dans cette petite (mais dense) anthologie chronologique en quoi cet auteur cesse, au cours de sa vie, (plutôt rapidement, et tragiquement !) de croire : aux bons sentiments, à la fusionnalité romantique des êtres, à l'exigence égalitaire et démocratique, aux vertus du progrès, et (plus malaisément peut-être) à la consécration académique. Cinq extraits peuvent suffire à, respectivement, l'illustrer :
"Le meilleur régal du diable, c'est une innocence" (fr.339)
"Les êtres heureux sont graves. Ils portent en eux attentivement leur coeur, comme un verre plein, que le moindre mouvement peut faire déborder ou briser" (fr.341), et "Tout ce qui tend à mêler les hommes tend à les superficialiser" (fr.291) ! ou même, propos se rêvant - et se réveillant ! - scandaleux :"La ressemblance est un partage, et tout partage est une diminution" (fr.383)
"Le sentiment aristocratique plane sur notre société démocratisée, comme une auréole sur un tombeau. Et elle ne s'y éteindra pas, parce qu'il n'est pas une chose de société, mais de nature humaine" (fr.357)
"Le progrès est un perfectionnement, qu'on aille devant soi ou qu'on revienne sur ses pas. L'humanité, cet homme collectif, fait souvent dans sa marche ce que fait l'homme individuel dans la sienne, quand il revient chercher ce qu'il a oublié derrière lui et ce qui est nécessaire à son voyage. Comme les armées, l'humanité recule parfois pour mieux avancer" (fr. 86)
"La Tragédie, c'est comme l'Académie ! Des morts sur pied, qui ont oublié de se faire enterrer, mais sur lesquels, avant très peu, on mettra le caillou final" (fr.314)
D'ailleurs, ce sédentaire et solitaire (dans les deux cas, de fait, plus que de vocation profonde) ne croit guère davantage aux voyages et à l'amitié - et même son éclatant goût du journalisme (dont il a dû, faute de rentes et d'appuis, s'efforcer longuement de vivre) vire, logiquement dégoûté, en tout cas circonspect - un écrivain devant être, en matière de mots, son propre bien forcé goûteur - à l'alimentaire. Ici encore, quatre passages l'indiquent assez :
"Qu'est-ce en général qu'un voyageur ? ... C'est un homme qui va chercher un bout de conversation au bout du monde" (fr.436)
"En amitié, on transpose, comme en musique" (fr.142)
"Nous cherchons à nous entendre avec nous-mêmes et avec les autres ; mais surtout puisque nous sommes journalistes, nous cherchons à nous faire écouter" (fr.64)
"Le journalisme, pernicieux ailleurs, n'aura pas été entièrement stérile, puisqu'il a introduit dans la littérature une forme de plus - une forme svelte, rapide, retroussée, presque militaire, et que cette traîneuse de robe à longs plis, dans les livres, ne connaissait pas" (fr.212)
Le remarquable, chez cet auteur, c'est qu'il semble toujours amoureux déçu, et comme déjà revenu (en plein élan passionnel même) des idéaux ou "valeurs" auxquels il ne pouvait que croire. Par exemple, ce nationaliste naturel ("La voix de la France, ce clairon du matin qui éveille les peuples" (fr.391) est pourtant gêné par la réalité spirituelle de sa propre nation. Certes, en France, écrit-il gaillardement, "l'insolence veut de la légèreté" (fr.206), et "J'ai toujours observé qu'on peut tout dire aux Français : la manière fait tout" (fr.472), mais si l'on examine d'à peine plus près l'âme collective en question, voici ce qui vient : "En France, on a assez d'esprit pour se permettre l'ignorance" (fr.125), "Dans ce pays-ci, on aime mieux être un mauvais maître qu'un bon valet" (fr.298) - l'aristocratisme de Jules paraît ici franchement autocritique -, ou, enfin, ce qui sonne comme gifle newtonienne à notre glorieux Descartes : "En France, on aime tant la clarté, qu'on aime même celle des verres vides !" (fr. 226).
Son amour de la pensée oscille lui aussi entre un franc appétit philosophique ("Il n'y a au monde que deux genres d'esprits - les esprits métaphysiques et ceux qui ne le sont pas -, et tout ce qui n'est pas métaphysicien est fataliste - en plus ou en moins" (fr. 459) - et l'on en comprend bien la raison : si la liberté humaine ne devait provenir que des faits de vie, et non de ce qui donne mystérieusement la réalité à elle-même, ces "libres" manifestations ne seraient que résultats inévitables !), mais voilà : les "poètes de l'abstraction" (fr.209) que sont les philosophes n'ont guère raison "que les uns contre les autres. Sans leurs erreurs mutuelles, que seraient-ils ?" (fr.208). Et la sublime philosophie n'est peut-être bien plutôt qu'"un trou fait avec un tire-bouchon dans un nuage" (fr.288) !
Bien sûr, il croit au génie ... mais, là aussi, - ironique catastrophe du sort, et impossibilité logique ! - comment croire en quelque chose... qu'on est ? Le génie nous explique-t-il, est la féconde unilatérale obsession, mais cette obsession n'est justement féconde que cachée à elle-même !
"L'homme faible est la proie à la fois de plusieurs idées ou de plusieurs personnes, tandis que l'homme fort ne l'est que d'une seule. L'un est tiraillé en sens divers, l'autre est précipité dans un sens quelconque" (fr.38), mais :
"Le génie, dans les hommes, c'est comme la perle dans les huîtres. L'huître ne sait pas qu'elle y est. Nous, non plus. On ne sait comment elle s'y est formée et pourquoi elle est là, dans cette vile écaille ..." (fr.379)
Il croit pourtant, c'est vrai, au mot d'esprit, et avec raison - car il y excelle. "Pas de vieillesse pour les mots justes" (fr.242), écrit-il, et l'on voit bien, chez lui, pourquoi : le "bon mot" est une fleur de pensée qui jamais ne se fâne, parce que d'une part tout la rouvre (tout, même ce qui la contredit !), d'autre part rien ne la périme (le mot d'esprit, acrobatie instantanée dans le pur espace des significations, se sauve, comme poétiquement, du temps qui use les vies et viendrait éroder la pertinence même de sa saillie). L'irrésistibilité (à la Jules Renard, à l'Alphonse Allais un peu plus tard) de l'esprit français va ici jusqu'à ... purement chanter. Barbey compare (avant Valéry) les gens d'esprit à "ces hommes qui ont mis la main sur leurs facultés et qui les ont forcées à se taire longtemps" (fr.186) - ce qui anticipe sur le "il n'y a qu'une chose à faire : se refaire" de l'ami Paul - et le fort résultat est virtuosité sans histrionisme, comme on voit, diversement, ainsi :
"On irait plus souvent au sermon si on y disait les noms propres" (fr.93). L'infaillibilité de la pointe vient de ce que le pratiquant même ne pourrait s'indigner du propos sans trahir son appétit du ragot spirituel.
"J'ai ouï dire à un vieux naturaliste que le chat n'était qu'un tigre qui avait appris le latin" (fr.279). Le lecteur latiniste ne pourra, sans embarras, en sourire.
"Une goutte d'eau réfléchit le monde" (fr.328). Quel devenir entamerait pareil joyau ? et :"On ne surprend que ceux qui se cachent" (fr.355); comment admirer la vérité de l'idée sans avouer qu'on se cachait justement d'elle ?
et : "L'histrionisme, cette passion dernière des peuples futiles, qui ne vivent plus que par les yeux et veulent des distractions pour combler l'abîme de leur ennui et de leur vieillesse, l'histrionisme, l'amour dépravé des bateleurs, règne (...) chez tous les perdus des civilisations excessives" (fr.154)
Reste alors le romancier génial du mal (Les Diaboliques), mais ce que fait penser cette oeuvre n'est bien sûr pas de l'ordre de l'idée générale ou de la maxime de vie, seules retenues, par principe, en cette belle collection. Mais le lucide et pétulant Barbey ("Les hommes mélancoliques me sont insupportables", fr.249) sait bien que le narrateur omniscient qu'il y parvient parfaitement à être n'est lui-même qu'un dieu de papier. Chez cet auteur (comme ce beau travail de Philippe Simon le suggère étonnamment), l'humble et farouche sensibilité est à elle-même son unique foi ; le lecteur ira en juger, mais des passages trahissent pour tous une âme polymorphe - et partout blessée - se souciant de ce qu'elle pouvait réellement recevoir (et supporter, et assumer !) des troubles d'une plutôt longue (80 ans) vie ! De cet homme - l'impérieux "Connétable des Lettres", comme le surnommait son disciple Léon Bloy - qui ne put réussir à se marier, ni ne souhaita (?) engendrer - quelques mots émus révèlent l'intrigante authenticité :
" Transiger n'est jamais rien d'autre que se souffrir" (fr.382)
"On ne fait pas l'aumône avec les yeux ! Les femmes excepté ! qui elles seules peuvent la faire." (fr. 361)
"En donnant le nom à un enfant, il faut penser à la femme qui, un jour, aura à le prononcer" (fr.446)
"Les poètes sont fils de la licorne et de la nuée et tiennent de leurs parents, - de la Nuée qui passe et de la Licorne qu'on ne trouve point !" (fr.188)
Marc Wetzel
Philippe Simon est un grand connaisseur de Barbey d’Aurevilly dont il a rassemblé l’œuvre presque complète, qu’il nous fait partager ici.
- Vu: 280
A propos du rédacteur
Marc Wetzel
Lire tous les articles de Marc Wetzel
Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.