Adieu le cirque !, Cheon Un-Yeong
Adieu le cirque !, traduit du coréen par Seon Yeong-a et Carine Devillon, avril 2013, 267 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Cheon Un-Yeong Edition: Serge Safran éditeur
Ballade des âmes errantes
Le roman s’ouvre sur un spectacle de cirque en Chine. Deux frères assistent aux acrobaties qui se déroulent sur scène. Le lecteur ne connaît que la pensée de l’un des frères, Yunho, qui contemple le spectacle.
« Je regardais la scène, les bras croisés, bien résolu à rester de glace, quelque dangereux que fût le numéro réalisé devant mes yeux. La virtuosité de cette troupe d’acrobates chinois, qui arrachait des exclamations au public par une contorsion ou un pliement grotesque du corps, ne m’inspirait que pitié. Le cirque implique une prise de risque. Le cirque, c’est l’affranchissement des limites physiques par un entraînement infernal. C’est donc de la pitié, et non de l’émotion, que l’on éprouve au cirque ».
En réalité, ce spectacle de cirque est offert aux hommes dans la salle par une agence matrimoniale spécialisée dans la recherche de candidates pour un mariage avec un homme coréen. Yunho accompagne dans ce périple son frère aîné, Inho, handicapé de la voix suite à un accident. Il va auditionner les femmes présentes pour trouver une épouse digne de son frère : « Nous allions rencontrer six ou sept filles durant les quatre jours de notre séjour ». Cependant, Yunho n’est pas dupe. Nourri d’une intense ambivalence envers ce frère faible et fragile, Yunho ne cache pas son dégoût pour ces hommes coréens venant chercher la femme-objet pour en faire des esclaves de l’autre côté de la frontière :
« Je m’efforçais de ne pas les regarder. Si je croisais le regard de l’homme à la tache rouge, l’envie me prenait de lui frotter le visage avec du papier de verre ; si je regardais l’homme à la porcherie, la scène du coït des cochons me venait à l’esprit. Devant mes yeux tournoyaient des images de nains grimpés sur des femmes nues… »
Adieu le cirque ! est avant tout un récit qui dénonce avec virulence le commerce des femmes livrées à la violence des hommes coréens, forts de leur bon droit. L’auteur se penche avec compassion sur le sort de ces « épouses » exilées loin de chez elles et qui subissent les mauvais traitements de leur belle-famille et de l’époux indifférent. Ainsi Haehwa subit-elle jour après jour la tyrannie de Inho, l’homme-enfant devenu progressivement fou.
Mais Cheon Un-yeong chante aussi l’amour impossible entre deux êtres que tout sépare. Yunho et Haehwa ne cessent de se répondre d’un chapitre à l’autre. La structure narrative imite celle d’un chant dans lequel deux voix se répondent bien que distancées l’une de l’autre par delà les océans. Yunho et Haehwa bravent vent et tempête. Ils errent d’une terre à l’autre, traînant avec eux une vie devenue un fardeau. Chacun est hanté par ses manquements et ses échecs. Cependant, tous deux convergent vers le port de Sokcho qui peut être considéré comme le lieu du rendez-vous de leur destinée :
« Le soleil se lève. Sur la mer, il ne reste que du bleu foncé et un rayon argenté de soleil. On arrivera bientôt au port de Sokcho. J’aperçois la digue, au loin. Une fois à terre, j’irai me promener le long de cette digue. J’irai écouter les vagues, allongé sur le sol tiède. Je vais regarder la mer qui ne meurt jamais. Je vais attraper cette fleur de mer qui s’épanouit à chaque brisement de vague. Je vais rester allongé longtemps, en serrant cette fleur blanche dans mes bras. Cette fleur blanche qui s’épanouit sur la mer ».
Adieu le cirque ! est indéniablement un roman qui raconte les désillusions, les rêves perdus dont il ne reste que l’écume effleurant la surface de l’eau noire. Le titre est parlant car la vie n’est qu’un cirque à défaut d’un beau songe, le songe d’une nuit d’amour, porteur de promesses.
Cheon Un-yeong touche le lecteur car son écriture est poétique, elliptique telle la toile d’un maître impressionniste. La vérité des êtres n’est jamais révélée mais seulement suggérée.
Victoire Nguyen
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