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À rude épreuve (La Saga des Cazalet II), Elizabeth Jane Howard (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 29.01.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Iles britanniques, La Table Ronde

À rude épreuve (La Saga des Cazalet II), Elizabeth Jane Howard, La Table ronde, octobre 2020, trad. Cécile Arnaud, 608 pages, 24 €

À rude épreuve (La Saga des Cazalet II), Elizabeth Jane Howard (par Yasmina Mahdi)

 

Au temps du Blitz

Tout d’abord, voici l’arbre généalogique du premier tome de La chronique des Cazalet, Étés anglais, d’Elizabeth Jane Howard (1923-2014). Les deux arrière-grands-parents, William Cazalet (le Brig) et Kitty Barlow (la Duche), ont engendré quatre enfants : Hugh, époux de Sybil Carter, parents de Polly, Simon, William ; Edward, époux de Viola Rydal, à leur tour parents de Louise, Teddy, Lydia, Roland ; Rachel, restée célibataire ; Rupert, mari de Zoë Headford, qui ont eu Clarissa, Neville, Juliet. L’autre famille, Raymond et Jessica Castle sont parents d’Angela, de Nora, de Christopher et de Judy. Ce petit monde de la classe moyenne est servi par treize domestiques, plus une préceptrice. Comme il est indiqué dans la préface, le premier tome Étés anglais « s’achevait en 1938 avec le discours de Chamberlain à son retour de Munich – “la paix dans l’honneur” ».

Le deuxième tome de la saga des Cazalet, À rude épreuve, débute par le « fracas de l’annonce de la guerre (…) en ce beau dimanche matin de septembre 1939 ». La famille Cazalet est contrainte de déménager dans une de leurs maisons à Home Place, à Pear Tree Cottage, transformée en nurserie. D’un côté, il y a la crainte des « attaques nocturnes » et de l’autre, la lutte pour la survie, les restrictions, l’accueil des nourrissons et des infirmières. Elizabeth Jane Howard décline l’identité de chacun de ses personnages, à la façon d’un tableau de George William Joy. Pour commencer, une vive discussion oppose les deux cousines, deux adolescentes, Louise Cazalet, qui veut être « une grande actrice » et Nora Castle, « religieuse » ; les préjugés fusent contre les acteurs. « La perspective de la guerre » jette une ombre noire sur le présent et l’avenir de la famille, tout s’assombrit, avec « le black-out », la pose du « tissu occultant » sur les fenêtres, les « yeux vitreux » du grand-père William (Bug) qui devient aveugle.

Les occupations et les situations sont genrées par les fonctions des femmes, infirmières, nurses, cuisinières, mères au foyer, des hommes, engagés, soldats, mais les deux sexes se retrouvent à égalité dans un déterminisme, volontaires pour participer en commun à l’effort de guerre. Et, écrit Howard avec humour, « des messieurs (…) faisaient des courses ». Parmi de nombreux dialogues, les personnages sont observés à la loupe. Nous pourrions dire qu’il s’agit presque d’une psychanalyse de la famille, car les sentiments aux antipodes et les mouvements contraires oscillent entre mésententes/réconciliations, crises répétitives/déclarations d’amour, filiations ratées/retours à l’ordre matrimonial, etc., avec les Cazalet (assez nantis) et les Castle (appauvris). Les membres de ces familles assez traditionnelles sont hantés par la culpabilité, prisonniers d’un « mensonge dévorant ». Elizabeth Jane Howard retrace les humeurs de la femme enceinte (ce qui est rare), de l’embarras physique à l’accouchement durant « des heures et des heures d’agonie ». Elle fait également des allusions à l’homosexualité féminine (réprimée).

« L’inexprimé » et « l’implicite » caractérisent les relations interpersonnelles entre les acteurs de l’histoire, ce qui creuse un décalage entre les souhaits de chacun et les contingences obligatoires, les « convenances ». Les conventions, les règlements, l’idonéité de la parentèle, butent devant le désir, les amours légitimes et illégitimes. Le roman expose les dissimilitudes, le luxe des grands restaurants, des bijoux précieux destinés à des cadeaux et les simples « brioches au sucre » des réfugiés, le libertinage et la mort en couches, l’idéal pacifiste et la loi martiale. E. J. Howard se moque avec légèreté, sans juger, de cette société hypocrite, avec, par exemple, l’allusion au colonialisme des cipayes en Inde (qui se sont mutinés et ont été massacrés), qualifiés d’esclaves dévoués ! Les domestiques se trouvent eux aussi enfermés dans des rituels, réduits au rang de serviteurs-objets appartenant à leurs maîtres. La nourriture est omniprésente au sein de scènes complexes autour de la table, de soupers, de déjeuners, de réunions, composant le pilier de la famille, où tout se trame, se tisse, en une énorme et inextricable toile d’araignée. La perte et le manque affligent l’espace conjugal, des calamités pleuvent sur la famille, l’un des fils perd sa jambe, un autre sa main, une épouse son enfant, le patriarche perd la vue… Seuls, la nature, les jeux et les rêves enfantins revêtent l’apparence d’un territoire enchanté.

C’est dans un tourbillon, un flot de paroles, un foisonnement de descriptions, que se clôt le premier chapitre. L’univers féminin est privilégié, d’où les nombreux aperçus sur l’organisation des tâches domestiques, des modes de penser, d’agir, de se vêtir, malgré un régime de rationnement. Les goûts, les carrières imposées aux filles par les parents les destinent en premier lieu à « un beau mariage ».

Au-dessus des petites choses de ce monde étroit, plane la menace épouvantable de l’hitlérisme. C’est par l’intermédiaire de Louise Cazalet que nous percevons les us et coutumes, l’intimité, le prosaïsme et la rigidité des protocoles basés sur « la vieille structure de classes ». Stella Rose, la camarade d’origine juive, jeune fille vive et enjouée, critique les rapports de classe, aborde des thèmes inconnus à Louise, dont l’injustice sociale. Outre la problématique de la seconde guerre mondiale, E. J. Howard analyse le statut des femmes, des étudiantes à l’université dénommées des « bas-bleu », les sentences des mères « contre les pantalons pour les filles », un déterminisme qui subordonne la féminité à la nature, la question de garder (ou pas) sa virginité pour « sa nuit de noces ». Le sort des hommes valides n’est guère plus engageant, dirigés vers « la nécessité de se battre », pour finir « affreusement mutilé[s] ». Le chapitre Louise pourrait s’intituler « comment la colère ou la révolte vient aux femmes, quand les rêves éveillés [sont] comme des chocolats dérobés et rances ».

L’épisode Clary (Clarissa), conversant dans son journal avec Polly apporte des éléments de compréhension à l’intrigue. Clary y déplore « le retour d’âge », la décrépitude et la maladie. La rédaction du journal intime renoue avec le roman épistolaire du XIXème siècle. Miss Milliment, la préceptrice, touchante personnalité pivot, permet l’emboîtement des récits en commentant les stratégies européennes de défense, rhétorique qui relance l’attention des lecteurs. Clary apporte un point de vue nouveau sur les grands-parents Cazalet, sur la Duche, épouse autoritaire qui impose des préceptes rétrogrades. E. J. Howard mène une sorte d’enquête, et un flux d’informations rend attractive cette immense saga. La liste est déroulante en ce qui concerne le choix des protagonistes, des tranches d’âge, des statuts sociaux, familiaux, mais le romanesque (la comédie dramatique) le dispute à l’empirisme (philosophie chère aux anglais), l’expérience étant la donnée première de la source de la connaissance. À rude épreuve suit une chronologie linéaire.

Dans le chapitre Polly, le ciel est sillonné de bombardiers, de parachutes, les champs troués d’explosions, tout s’effondre, même les « principes moraux ». Ne restent plus que l’emprise de la faim, la rudesse du froid, la privation, la pénurie, et l’écoulement morbide du temps. Dans ce théâtre de mœurs, les interprètes se présentent, défilent sur le plateau de la scène, et Howard braque sur eux un éclairage éblouissant. Louise, elle, cherche à s’émanciper, fume, porte des pantalons, intègre une troupe de théâtre aux idées libertaires, au grand dam de la fratrie Cazalet, où parler de sexualité se résume à ne « pas provoquer de tension chez les hommes » – sous-entendus incompréhensibles pour des jeunes filles ingénues. Durant ces heures atroces de chaos, les stéréotypes ne s’effacent pas pour autant, et Clary souligne ce paradoxe : « les femmes devraient avoir le droit de se battre aussi [car elles] se font tuer dans des bombardements sans avoir aucune possibilité de se venger ». Elle évalue la fuite du temps, la dispersion de la famille, apprend la disparition de ses proches.

L’écrivaine anglaise a su restituer le courage, la dignité, la combativité au milieu de la débâcle. Le télescopage des Cazalet avec les Castle, relance le continuum narratif, et les mots chuchotés, les blagues rieuses des enfants, les chamailleries, les doutes, les promesses, assurent une protection, même ténue, un îlot de sécurité et un futur possible. Les allusions à la France sont précises, pays en « état de tumulte, d’hystérie, de décrépitude et de corruption (…) Daladier et Blum incarcérés à vie (…) l’arrestation et la déportation de milliers de juifs par le gouvernement de Vichy », une France dirigée par « Pétain (…) ce pantin sénile ». À Londres, en plus des dangers encourus par la population (civils abattus, misère, faim, nourriture exécrable), le viol est une menace directe. Ainsi, les confidences, les épreuves, les mots d’amour, ne sont là que pour retarder le grand sursis (souviens-toi que tu vas mourir) : « Elle ne verrait plus d’hirondelles, ni de roses, ni de jeunes feuilles vertes, ni de matins où les merles s’attaquaient à coups de bec aux pommes tombées ».

Elizabeth Jane Howard pose un dilemme, identique pour tous, celui de la finitude, de l’anéantissement, constat pourtant teinté d’une note d’espoir, voire d’une continuité tranquille, quand « c’était une belle matinée de brume blanche ; le soleil avait une couleur piment. Des stalactites fines comme de la dentelle tombaient des vitres. (…) La maison se remplissait de ces innocents secrets », et cite le poète A. E. Housman : « puisque pour voir nature en fleurs, cinquante années sont peu d’espace ».

 

Yasmina Mahdi


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A propos du rédacteur

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.