Varlam, Michaël Prazan (par Gilles Banderier)
Varlam, Michaël Prazan, Payot & Rivages, mai 2024, 270 pages, 9 €
Edition: Rivages
Michaël Prazan est un écrivain et un cinéaste d’un type particulier, puisque la matière de son travail n’est pas la fiction, mais la réalité, en particulier historique. Il est un documentariste de premier plan, ayant à son actif des films impressionnants de qualité, d’information et de maîtrise sur, par exemple, le procès Eichmann ou les Einsatzgruppen, les unités mobiles d’extermination qui accompagnaient l’armée allemande. Il suffit de considérer sa bibliographie et sa filmographie pour constater que Michaël Prazan est hanté par ce phénomène caractéristique du XXe siècle que sont les totalitarismes de droite, de gauche et d’en haut (l’islamisme).
Un ouvrage intitulé Varlam évoque immédiatement au lecteur le seul personnage fameux à avoir porté ce prénom, l’écrivain Varlam Chalamov, dont Prazan a suivi les traces dans l’Extrême-Orient de l’immense Russie.
Mais le Varlam du livre est avant tout un pauvre chat, affamé et gelé, arrivé on ne sait comment au bord d’une route déserte, en pleine taïga, au milieu de nulle part. Même si, de son propre aveu, Michaël Prazan n’aimait pas les chats, il lui était impossible de le laisser là, voué à une mort certaine. Et la petite expédition cinématographique se retrouva flanquée d’un membre supplémentaire, pas très encombrant en volume et plutôt facile à nourrir, mais qui n’en imposait pas moins certaines contraintes, notamment lors des étapes, quand il fallut lui apprendre l’usage de la litière, qui lui est inconnu.
« Pour la première fois, j’observe Varlam non comme une petite chose souffreteuse et traumatisée, mais pour ce qu’il est fondamentalement : un chat. Et, en effet, je me rends soudain compte de l’élégance de sa posture, de la mignonnerie de sa bouille ronde, de l’humanité saisissante qui filtre à travers ses immenses yeux ambre, de l’originalité de sa robe » (p.109).
Les autres membres de l’équipe accueillirent le nouveau avec des réactions diverses, allant de l’affection à l’hostilité en passant par l’indifférence, mais ils n’avaient pas fait ce chemin jusqu’au bout de l’Asie pour s’occuper d’un félin de rencontre, un « chat de hasard », comme dirait Anny Duperey. Il s’agissait de partir sur les traces du système concentrationnaire soviétique, très peu nombreuses (il n’en existe quasiment pas de photographies, alors que les camps nazis sont abondamment documentés ; aucun camp n’a été conservé, à l’instar d’Auschwitz – quoi que l’on pense de ce genre de tourisme). La plupart des traces matérielles du Goulag (acronyme d’« Administration principale des camps ») ont été réduites en poussière par le temps et les éléments (il y avait quatre cents camps dans la seule Kolyma). Ne subsistent que des historiens (qui sont en général des amateurs, avec tout ce que cela implique), des archives et des témoins, de moins en moins nombreux, et sachant que l’historiographie du Goulag est loin d’être univoque, à l’image de la mémoire de Staline, qu’une partie de la population (voire de l’élite) russe révère comme un grand homme ; à l’image de ces individus passés par les camps et qui, sitôt libérés, reprirent leur carte du Parti et demeurèrent des décennies durant des communistes convaincus. Peu de Russes, apprend-on (p.159), visitent l’hôpital où Chalamov échappa à la mort.
Michaël Prazan a beau faire remarquer, en ayant mille fois raison, que les camps soviétiques ne furent pas seulement des lieux de relégation, mais bien d’extermination, y compris à la faveur d’expériences médicales dignes des praticiens nazis (Wallenberg, le célèbre diplomate suédois, en fut victime) ; que les détenus étaient poussés à s’entredévorer (Nicolas Werth a enquêté sur cet aspect des choses dans L’Île aux cannibales), le Goulag n’est jamais paré de l’aura maléfique qui nimbe le système concentrationnaire allemand.
« Quand on était juif sous le nazisme […] on savait à quoi s’en tenir. On avait automatiquement une cible dans le dos, et on était condamné à une mort certaine si on se faisait attraper. Alors que le Goulag pouvait frapper et faire disparaître n’importe qui, du jour au lendemain. Que vous soyez un communiste convaincu, et même un proche de Staline, n’était en rien une garantie » (p.242), ce que Michel Tournier avait exprimé en distinguant dictature verticale et dictature horizontale.
L’auteur donne avec ce récit de voyage une leçon d’histoire et d’humanité, tant il est vrai que l’on n’est jamais pleinement humain qu’à condition d’aimer les animaux.
Gilles Banderier
Né en 1970, Michaël Prazan est écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires.
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