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Une merveilleuse arithmétique de la distance, Audre Lorde (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 04.06.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, USA

Audre Lorde, Une merveilleuse arithmétique de la distance (The Marvelous Arithmetics of Distance), trad. Noémie Grunenwald, Providence Garçon, 152 p., 2025, Bilingue, Gallimard, 26€

Une merveilleuse arithmétique de la distance, Audre Lorde (par Yasmina Mahdi)

 

Entre adieu et lutte

 

Audre Lorde, née en 1934 à New York de parents immigrés de la Grenade, élève brillante, en dépit de difficultés familiales, obtint un diplôme en sciences de l’information et des bibliothèques. Après avoir exercé différents emplois, elle travailla comme bibliothécaire à la Town School de New York. Poétesse, son recueil Charbon, daté de 1976, lui apporta une reconnaissance plus large. Elle a écrit des essais féministes et queer, des romans, ainsi qu’un Journal du cancer. Elle est devenue une figure influente du Black Arts Movement et fut Poète lauréat de New York. Mariée deux fois, mère de famille, elle partagera la fin de sa vie avec Gloria Joseph. Elle a mis à profit son talent littéraire afin de lutter contre le racisme et pour les droits LGBTQ+. Comme nous le confie Fatou S., dans sa préface, « les écrits de Lorde, dont Sister Outsider, m’ont aidée (…) en tant que gouine, noire, malade ».

Ce recueil posthume et inédit en français, comporte 39 poèmes bilingues allant de 1987 à 1992 (la mort de l’écrivaine). Dès les premiers vers, l’on est emporté par une scansion déclamatoire - le galop d’une amazone ? D’ailleurs, diverses montures sont évoquées, depuis le cheval jusqu’à la « Honda beige (…) gazelle d’acier », le taxi et les transports en commun, les trains et « le crissement du métro ». Audre Lorde milite et l’affirme dans le poème CE QU’ELLE M’A TRANSMIS. L’autrice nous tend le miroir d’une Amérique fracassée, aux petits morceaux irréguliers et tranchants, Amérique construite d’identités multiples de sans-voix et de sans-visages, de visages brouillés par le sang, de corps exténués, de faits divers insoutenables, et également d’érotisme, de voix d’adresses amoureuses à des femmes. Elle remet en question la poésie établie, y inclut la brutalité du racisme, du sexisme, de l’apartheid. Des êtres réprouvés, déchus, en marge de la morale institutionnelle, sont peints avec justesse, en quelque sorte réhabilités – hommes fauchés en pleine jeunesse, anonymes, alcooliques, drag-queens, migrants, « éternels fantômes ».

Un réfugié au teint pâle venu d’un pays sans nom

vend des roses arrangées de tabouret en tabouret

en bas de la rue

à la pharmacie du Pathmark

une drag-queen avec des collants bordeaux

et une digue dentaire dans la bouche

achète un rasoir conventionnel.

L’expression d’Audre Lorde est unique, dans ce pays à sujets patriotiques. Elle arrache les Africains-Américains au temps, au dénuement, à leur stigmatisation ethnique, à leur passif douloureux, pour les réhabiliter, les    plonger en pleine lumière, dévoilant ainsi leur beauté et leur dignité bafouée. En particulier le texte dédié au père est bouleversant.

Le soleil

ne s’est pas couché à ta mort, mais une porte

s’est ouverte vers ma mère. (…)

Ta soif de droiture

se transforme en rage

les larmes chaudes de ton deuil

n’avaient encore jamais été versées

ta morphologie tordue

l’agonie du déni

le pouvoir des secrets gardés.

L’on ressent l’angoisse d’Audre qui combat un cancer, elle qui a osé affronter la société blanche conservatrice et ségrégationniste, la persécution, le danger. Ce n’est qu’en reconnaissant la spécificité des oppressions de chacun, et notamment des plus minoritaires, que la grande écrivaine Noire construit une cause commune capable, de faire de chacune et de chacun des guerriers, des guerrières, plutôt que des victimes. « C’est cette attention à la vie ordinaire des femmes Noires américaines, dont elle revendique d’écrire en majuscule l’épithète racial (« Noire » et non pas « noire ») dans un geste de restauration d’une dignité bafouée historiquement, qui fait d’Audre Lorde une féministe si peu académique, bien qu’elle ait occupé certains postes à l’université – comme celui de professeure et poètesse en résidence en 1968 au Tougaloo College, une institution historiquement Noire dans le Mississipi ». [Audre Lorde, la poésie n’est pas un luxe, Hourya Bentouhami-Molino, Cairn.info, 2020].

Le style d’Une merveilleuse arithmétique de la distance a une cadence, un souffle, une dimension qui dépasse le performatif et la simple scansion du langage. La poésie d’Audre Lorde inclut le politique, le sociologique, la pragmatique et l’événementiel : une livraison de charbon, le shoot d’un toxicomane, la richesse barricadée, la propagande mercantile et les sans-abris. Tout clignote, veille puis sonne l’alarme des peuples. Car, comme le confirme Audre Lorde, tout peut recommencer à zéro.

 

Yasmina Mahdi

 

Audre Geraldine Lorde aussi connue sous les pseudonymes de Gamba Adisa ou Rey Domini (née à New York le 18 février 1934 et morte à Sainte-Croix dans les Îles Vierges des États-Unis, le 17 novembre 1992) est une essayiste et poétesse américaine, bibliothécaire[3],[4], militante féministe, lesbienne, engagée dans le mouvement des droits civiques en faveur des Afro-Américains. En tant que poétesse, elle est connue pour sa maîtrise technique et son expression émotionnelle, ainsi que pour ses poèmes exprimant la colère et l'outrage envers les discriminations civiles et sociales qu'elle observe tout au long de sa vie. Ses poèmes et sa prose sont centrés sur les questions des droits civiques, le féminisme et l'exploration de l'identité féminine noire. Elle est une des figures littéraires du Black Arts Movement et fut Poète lauréat de New York.

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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.