Une langue venue d'ailleurs, Akira Mizubayashi
Une langue venue d’ailleurs, janvier 2013, 263 pages, 6,50 €
Ecrivain(s): Akira Mizubayashi Edition: Folio (Gallimard)
C’est affirmé d’entrée de jeu, avec une simplicité sincère qui indique la qualité morale du propos :
« Le français est la langue dans laquelle j’ai décidé, un jour, de me plonger. J’ai adhéré à cette langue et elle m’a adopté… C’est une question d’amour. Je l’aime et elle m’aime… si j’ose dire… ».
Le lecteur avance, appréhendant discrètement à chaque page de lire l’habituel hommage à l’art français de la table ou à la supposée légèreté typique et rohmerienne… Mais non ! Pas une seule fois, en plus de deux cents pages consacrées à cet amour exceptionnel pour la langue française, on n’est confronté à ces raisons et motifs communs (et ambivalents) que suscitent souvent la France et sa langue hors du monde francophone. Une langue venue d’ailleurs, paru en 2011 dans la fameuse collection L’un et l’autre de J. B. Pontalis, est tout à la fois une autobiographie, une méditation comparative (et comparatiste) finement insérée dans le corps du récit et une magnifique description de ce en quoi une langue est le lieu de la vie.
Au sortir de l’adolescence (début des années 70), un jeune Japonais prend conscience de son profond malaise par rapport à sa langue maternelle, à sa classe d’âge et au passé politique récent de son pays. Rien de négatif sur le plan familial qui l’y aurait disposé. Le père – homme admirable ! – aime ses deux fils, consent à des sacrifices pour soutenir l’apprentissage de la musique par l’un et celui de la langue française par l’autre. « Aucune marchandise n’est meilleur marché qu’un livre, à condition qu’on le lise. Tu achèteras autant de livres que tu voudras, si tu en as besoin et si tu les lis ». Des livres importés de France, assez chers donc.
Le contexte familial est celui d’une classe moyenne grâce justement à la volonté et aux efforts du père issu d’un milieu social modeste et devenu ingénieur. Non, le malaise ressenti par le jeune Japonais que déconcerte beaucoup la phraséologie « révolutionnaire » de mai 68 (au Japon aussi, cela a eu lieu), vu positivement, est en fait une forte aspiration à autre chose, à quelque chose qui ne le confine pas à sa « japonité ». Et – c’est là le bel et vrai hommage – la langue française va être, d’un instinct sûr, la voie royale de cette sublime évasion vers l’ailleurs. Un ailleurs qui peu à peu se cristallise en quelque sorte autour de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau dont Akira Mizubayashi devient un spécialiste, et de… Mozart auquel il consacre des mots d’admiration tout au long de son récit.
Le français, Rousseau, Mozart…, cela semble être un chemin de félicité. Ne nous y trompons pas. L’époque de cette « conversion » au français depuis le Japon lointain n’est pas celle de l’Internet et du podcast. Dans ces années 70, Akira Mizubayashi, pour pouvoir enregistrer des leçons de français diffusées par la radio et suivies avec dévotion, amène son père à lui acheter un magnétophone dont le prix représente un quart du salaire paternel (tout comme, déjà, le piano à domicile pour son frère aîné a coûté l’équivalent de « douze mois de son salaire de professeur » et suscité l’ébahissement de tout le quartier).
Il lui faut se consacrer à sa passion comme on apprend à jouer un instrument de musique avec le profond désir de devenir un virtuose, passer un concours, tâcher d’être parmi les trois meilleurs afin d’obtenir une bourse d’études en France. A l’université Paul-Valéry de Montpellier, choisie depuis Tokyo pour la raison qu’un éminent spécialiste du XVIIIème siècle y enseignait, Akira Mizubayashi (fatal ?) rencontre son épouse, lit Rousseau (ainsi que les structuralistes !) dans le texte, rédige en français un mémoire de licence sur l’œuvre du grand Genevois. Il repart pour le Japon, revient en France quelques années plus tard comme élève de l’École normale supérieure, suit les cours de Roland Barthes au Collège de France, s’entretient de ses recherches avec Louis Althusser, est sollicité pour quelques conseils par François Mitterrand avant un voyage au Japon…
Mais plus que cet admirable parcours d’une vie où la volonté trace le chemin sans crainte des difficultés et des peines (il s’agit de parler la langue choisie sans accent, d’y « adhérer » entièrement tout en vivant au Japon, d’accéder à « l’univers du français »), cet ouvrage est aussi une réflexion continue sur quelque chose qui finalement transcende son propre sujet. Même sous une contrainte d’ordre social ou historique, on ne fait pas impunément ainsi « défection ». Une fois de plus, il ne s’agit pas ici seulement d’acquérir une seconde ou deuxième langue obligatoire pour un universitaire spécialiste de l’œuvre de Rousseau ; l’ambition, jamais exprimée telle quelle (peut-être d’ailleurs inconsciente !), est de devenir un écrivain… de langue française. L’ouvrage que nous lisons est écrit directement en français, et la pureté du style, la maîtrise dans l’expression de la sensibilité font que le lecteur, régulièrement, s’interrompt pour considérer l’admirable effort. Le cas est sans doute unique. Le prix à payer également. L’acquisition de cette nouvelle langue (pour y travailler, pour y vivre et créer) tue en quelque sorte le privilège qu’a toute langue maternelle d’être l’enfant unique.
« Le jour où je me suis emparé de la langue française, j’ai en effet perdu le japonais pour toujours dans sa pureté originelle. Ma langue d’origine a perdu son statut de langue d’origine. J’ai appris à parler comme un étranger dans ma propre langue. Mon errance entre deux langues a commencé… ».
On perd un peu d’un côté sans pour autant gagner absolument de l’autre. Cette défection libre et volontaire est une mise en question permanente de soi, de ses origines, de sa culture à la lumière de la française.
Le regard sur soi mais aussi sur le camp choisi est intellectuellement sincère et même franc. C’est là un aspect très réussi de cette œuvre qui tisse récit et réflexions d’ordre linguistique et sociologique avec une étonnante simplicité de langage ; des réflexions sans cesse étayées par des observations concrètes sur soi, sur son entourage et même sur la chienne nommée Mélodie (le sens de la réalité dont témoigne cet ouvrage est à souligner !). On le voit ; ce qui était au départ un profond désir d’apprendre à parler une langue étrangère est en réalité une singulière façon de devenir écrivain. Une langue européenne autre que le français peut-elle susciter un tel exemple de sublimation ?
Théo Ananissoh
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