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Une forme sur la ville, William Goyen (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 14.04.21 dans La Une Livres, Rivages, Les Livres, Critiques, Nouvelles, USA

Une forme sur la ville, trad. américain Patrice Repusseau, 107 pages

Ecrivain(s): William Goyen Edition: Rivages

Une forme sur la ville, William Goyen (par Léon-Marc Levy)

 

William Goyen est un écrivain fascinant, un maître de la suggestion et du murmure. Sa Maison d’haleine nous avait déjà hanté durablement. Ces trois nouvelles, regroupées intelligemment sous le titre Une forme sur la ville, sont de ces récits qui nous happent, nous broient, nous écrasent au sol. L’univers de Goyen est obsédé par le Mal, celui qui ronge les corps et les esprits des hommes. La première nouvelle, L’infirmier, en est pétrie jusqu’au cœur puisqu’elle se déroule dans un hôpital accueillant les soldats brisés de Dunkerque, les rescapés estropiés, mutilés, désespérés. La grande salle où retentissent sans cesse les gémissements, les plaintes, les hurlements de douleur, font irrésistiblement penser à une strophe des Phares de Baudelaire :

 

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,

Et d’un grand crucifix décoré seulement,

Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,

Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Maison des abimés, maison des éclopés, maison des souffrants. Le narrateur est un infirmier et par sa voix Goyen nous compose un hymne à la réparation des corps, une ode à ce miracle de la médecine et de la nature capables parfois de s’unir pour réparer les dégâts de la machine humaine. Belle ouvrage de Dieu, belle ouvrage des hommes qui se dévouent au chevet des cassés.

 

« S’il vous avait été donné de découvrir d’un coup cette salle, vous vous seriez cru transporté sur un autre champ de bataille, avec les rangées de tentes blanches qui recouvraient à moitié les corps, car il fallait protéger les membres abîmés sous les habits de toile en forme de toits. Et puis, au bout d’un moment, vous n’auriez bien sûr pas manqué de vous rendre compte qu’il s’agissait d’un endroit où s’opérait tout un travail silencieux et délicat de tissage et de suture, telle une tapisserie complexe exécutée sur des rangées entières de métiers en bois, car les blessés suspendus à ces cadres ressemblaient à des personnages reproduits à même la trame par les infirmiers penchés sur leur ouvrage ».

 

Cette image itérative des infirmiers penchés sur les souffrants – image qui traverse ce récit – est une allusion sans équivoque à la Pietà. La dimension christique, biblique, est partout dans cette nouvelle. Même le blessé dont l’infirmier narrateur va s’occuper avec un dévouement inouï s’appelle Chris. Son martyre s’accompagne des prières de l’infirmier qui vient s’ajouter à la litanie obsédante des plaintes qui montent des lits des blessés. William Goyen écrit en fait en cette nouvelle une longue prière aux souffrants.

 

« Soudain les lumières s’éteignirent ; la nuit s’épaississait et, dans son lit, Chris demeurait parfaitement immobile. Alors, dans le peu de clarté qui restait, la voix d’un infirmier récita la prière du soir : “Eclaire nos ténèbres, nous t’en supplions, Ô Seigneur ; et que ta miséricorde nous protège des risques et des dangers de cette nuit…” ».

 

Les poètes ne ponctuent pas, ils respirent. C’est à la respiration du point-virgule que Goyen s’en remet pour scander sa supplique, rythme à la fois continu de la litanie et montant et descendant du chant religieux.

Le Christ encore quand l’infirmier se définit comme l’accompagnateur de Chris – plus exactement comme le narrateur de l’histoire de Chris – allusion transparente à Lévi choisi par Jésus pour noter ses paroles. Lieu de parole, lieu d’amour, lieu de responsabilité morale, l’hôpital se fait Bible.

 

« Vous voyez déjà les dangers auxquels j’étais confronté, moi qui le conduisais peut-être où il n’allait pas – les mêmes dangers qui menacent celui qui raconte l’histoire d’un autre. Vous commencez à entrevoir les responsabilités que doit assumer un infirmier ».

 

William Goyen est dans les mêmes traces de réflexion qu’Emmanuel Lévinas pour qui l’épiphanie de l’autre, son surgissement à moi, fait de moi le responsable de l’autre. Dans la conception de Lévinas il n’y a pas un sujet qui peut ou non être hospitalier ; l’accueil de l’autre est ce qui définit la subjectivité. En tant que sujet l’individu est quelqu’un qui est ouvert à un autre plus grand que lui, qui l’envahit au-delà de ses propres limites. Toute la conception de Lévinas découle d’une expérience fondamentale : celle de la vulnérabilité de l’autre et solidairement celle du sentiment de ma responsabilité envers lui. Il y a dans Une forme sur la ville une ode vibrante à la communion des êtres directement issue de la conception judéo-chrétienne de la morale. Mais la version de Goyen est pessimiste, le Mal semble dominer le monde des hommes, c’est lui la forme sur la ville, lui qui épie les hommes et leur cité et s’apprête sans cesse à fondre sur eux – vecteur du combat entre le Bien et le Mal.

 

« Il y a quelque chose d’effrayant parmi nous, pensais-je en actionnant le métier sur lequel gisait Chris, une forme au-dessus de la ville où nous habitions afin que nous nous souvenions ; une silhouette dans les rues qui ne nous lâche pas ; un fantôme qui hante la pièce dans laquelle nous dormons et prenons nos repas, pour nous empêcher d’oublier… Une créature en nous capable de tuer ou de préserver la vie ».

 

Et dans son chemin biblique, William Goyen ira jusqu’au bout, jusqu’au Déluge et à l’Arche que devient l’hôpital, que nous retrouvons dans la deuxième nouvelle (les trois nouvelles en fait se font suite) intitulée Le sauvetage.

Admirable moment de littérature « suspendue » jusqu’au désêtre, Goyen, comme dans La Maison d’haleine, déploie son génie de romancier-poète et fascine. Il faut aussi saluer la sobriété pertinente de la traduction de Patrice Repusseau.

Un livre important qui mériterait bien la réédition chez nos ami(e)s de Rivages, celle-ci datant de 1988 ce qui rend le livre difficile à dénicher.

 

Léon-Marc Levy


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A propos de l'écrivain

William Goyen

 

William Goyen, né à Trinity, dans le Texas, en 1915, descend d'une famille basque émigrée en Louisiane il y a quatre générations. Tout en poursuivant ses études à l'Université de Houston, il y enseigne la littérature. Puis il s'engage dans la marine américaine et passe plus de quatre ans à bord d'un porte-avions. Revenu de la guerre, il s'établit au Nouveau-Mexique, où il commence à écrire. Toute l'œuvre de Goyen est fidèlement ancrée dans son Texas natal, et fait la part belle au merveilleux. Mais son style, d'incantatoire et lyrique au début, devient sobre jusqu'au dépouillement dans les derniers ouvrages. William Goyen est mort d'une leucémie à Los Angeles en 1983.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /