Une constellation de phénomènes vitaux, Anthony Marra
Une constellation de phénomènes vitaux (A constellation of vital phenomena). Traduction de l'américain Dominique Defert Août 2014. 444 p. 22 €
Ecrivain(s): Anthony Marra Edition: Jean-Claude Lattès
Dans le fatras de rentrée, d’une qualité très inégale, il y a des trésors inattendus. Ce livre en est assurément un des plus beaux. Roman au grand souffle, qui rappelle les sagas célèbres, « Une constellation de phénomènes vitaux » captive et fascine, bien après sa lecture encore. La vie, l’amitié, la mort, la lâcheté, l’ignominie, l’amour en temps de guerre. On a connu aux USA, en Russie, en Espagne à travers la littérature. La Tchétchénie manquait et ce livre élève une ode à ce pays martyr – ne finissant jamais le cercle infernal d’une guerre à l’autre.
Quelle virtuosité dans ce roman ! L’histoire des quelques personnages se passe sur un jeu en abymes de temporalité. La narration première s’étend sur 5 journées d’Akhmed, Sonja, Havaa, et quelques autres – perdus dans les couloirs de l’hôpital N°6, sorte de navire fantôme abandonné de la plupart de ses occupants (il reste 3 membres du personnel sur plusieurs centaines !), sauf les blessés qui affluent en permanence, estropiés, explosés, déchiquetés. Sonja est la seule médecin compétente dans ce radeau de la Méduse, amputant, cousant, courant. L’hôpital N°6 comme métaphore d’un pays, d’un monde qui disparaît, s’efface, ne subsiste plus que par le souvenir de ses habitants.
« C’était peut-être là que l’Histoire avait atteint son ère ultime. Une civilisation sans classe, sans propriété, sans état ni loi. Peut-être était-ce aujourd’hui le point final. »
Viennent alors les flashbacks – narration seconde, troisième – sur un axe du temps 1994-2004. D’autres personnages alors apparaissent à travers/avec les premiers : Natasha, Khassan, Ramzan. Les destins de chacun, de chacune, rencontre sans cesse l’Histoire, avec un grand H, sous la forme de noirs desseins toujours, de destruction et de mort. Parmi ceux qui souffrent et tombent aujourd’hui, il y en a qui souffraient déjà et tombaient hier, comme le vieux Khassan :
« Il avait parcouru son chemin de sang à travers l’Ukraine, la Pologne et l’Allemagne. Il avait reçu deux balles dans la cuisse gauche, perdu trois compagnons morts de froid, tué vingt-sept nazis par balle, quatre au couteau, trois à mains nues, combattu sous cinq généraux, libéré deux camps de concentration, entendu les innombrables voix des anges dans le tonnerre des mortiers, et chié sur la commode de Reichstag pour fêter à sa manière la défaite de l’Allemagne nazie. »
Après le cauchemar nazi, celui de l’Union Soviétique, appliquée à torturer ce peuple tchétchène haï par Les Russes.
Le talent d’Anthony Marra est époustouflant : art de la narration dense et captivante, écriture nerveuse, tendue, d’une limpidité absolue. Ajoutez-y la traduction formidable de Dominique Defert et nous sommes là devant un grand livre, qui rappelle par moments « Autant en emporte le vent » ou « L’Adieu aux Armes ». Le drame, les drames, comme souvent, placent les personnages dans des situations si terribles et impensables que l’humour est le seul recours. Pour respirer encore.
« - Mesurez vos paroles, femme. Tout le monde sait qu’une tortue est un crustacé du côté maternel.
- Ah oui ? Et on peut savoir comment ? répliqua-t-elle en se recalant sur son siège tandis que la voiture continuait à faire le tour du court de tennis.
- Un lézard a forniqué avec un crabe et, neuf mois plus tard, une tortue en est sortie. Ça s’appelle l’évolution.
- J’espère que votre prof de Sciences naturelles a été envoyé au Goulag. »
Les survivants ressemblent à des zombies, privés de tout. Ils n’ont plus que les mécanismes d’habitudes anciennes et perdues à jamais. Certaines pages de ce chef-d’œuvre sont parmi les plus poignantes dans la littérature de la douleur, rappelant par moments l’admirable « Connaissance de la douleur » de Carlo Emilio Gadda.
« Ils se retrouvèrent dans un bar qui ne servait rien à boire. Pas de porte, pas de bouteilles, pas de barman, pas de fenêtres ; les habitués continuaient néanmoins d’y venir tous les après-midi, les lèvres bleues à force de boire du liquide lave-vitre. »
La fin d’un monde. La fin du monde pour les personnages hébétés qui le parcourent encore. Anthony Marra nous livre, vers la fin de son livre, une clé littéraire. Incontournable ici.
« -Tolstoï était ici, il y a deux siècles, déclara Akhmed. Il y avait déjà une guerre. Et il a écrit un roman sur ce sujet (…) Le livre s’appelle « Hadji Mourat ».
Clairement, Anthony Marra regarde du côté de Tolstoï, de ce récit somptueux qui constitue un des sommets de son œuvre, déjà cité en épigraphe du roman. Avec … Guerre et Paix bien sûr.
Un des plus grands moments assurément de cette rentrée littéraire.
Leon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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